"Quand le wazir devient vizir", par Abed Charef
L’Algérie a inventé une belle formule pour contrôler l’action du gouvernement : procéder à des auditions qui accentuent le fonctionnement du pays en dehors des institutions.
Une grande question taraude l’Algérie : les fameuses auditions du Ramadhan auront-elles lieu cette année ? Le président de la république va-t-il recevoir les
ministres, avant ou après la rupture du jeûne, peu importe, pour qu’ils lui présentent le bilan de leurs secteurs respectifs ? Et si c’est le cas, commencera-t-il, conjoncture oblige, par le
ministre des affaires religieuses, qui fera le décompte des couffins du ramadhan distribués, ou bien entamera-t-il la procédure par le ministre des moudjahidine, qui fera le point sur la
célébration du cinquantenaire de l’indépendance ?
Toute l’Algérie est suspendue à ces questions, car l’opinion veut savoir. Elle veut savoir si, pour le monde universitaire, le président de la république va
auditionner M. Rachid Haraoubia, le ministre qui dirigeait le secteur jusqu’à mai dernier, ou bien va-t-il convoquer son successeur, Hachemi Djiar, qui n’a aucun bilan à présenter car il n’est
qu’intérimaire. Et qui va présenter le bilan des câbles téléphoniques volés, M. Moussa Benhamadi, ou son remplaçant ?
C’est donc un véritable casse-tête que doit affronter le chef de l’Etat pour meubler ces longues journées du Ramadhan. Il lui faudra trancher sur ces questions
fondamentales pour trouver une formule en vue de demander des comptes aux ministres. Car ceux-ci ne peuvent agir à leur guise, pour faire ce que bon leur semble. Ils doivent être soumis à un
contrôle, le plus strict possible. Et il n’y a rien de mieux que ces auditions pour contrôler ce que chacun d’entre eux a dans le ventre.
Faut-il rappeler que les ministres ne sont pas responsables devant le Parlement, et qu’il n’y a aucune institution ni structure susceptible de contrôler ou
d’évaluer leur action ? Depuis que M. Ahmed Ouyahia a déclaré, il y a deux mois, qu’il parait qu’un accord a été conclu avec Renault pour l’implantation d’une usine automobile, on avait compris
que le premier ministre n’avait aucun pouvoir sur les membres de son gouvernement. On a donc des ministres qui sont au-dessus du parlement, qui ne reconnaissent pas l’autorité du chef du
gouvernement, qui quittent leurs partis quand celui-ci ne les arrange plus, et qui n’ont pour seul maitre que le chef de l’Etat. Celui-ci serait donc le seul à pouvoir les sanctionner ; ou à les
féliciter, car en Algérie, les ministres, c’est bien connu, ne peuvent avoir qu’un bilan positif, ou au moins globalement positif.
Le pays n’a pas plus de gestion en conseil des ministres depuis des années. Il est difficile de retrouver la trace de décisions prises en conseil des
ministres, à l’issue d’une vraie réunion ponctuée par un vrai débat sur une grande question politique ou économique. Pour le reste, les ministres font ce qu’ils peuvent. Et en l’occurrence, ils
ne peuvent pas grand-chose. Ils produisent des discours, annoncent des intentions, font part de leurs vœux, mais de là gérer le pays ou à engager des programmes, il y a un pas qu’ils ne cherchent
plus à franchir depuis longtemps.
Toute cette dérive est née du fonctionnement non institutionnel du pays, ce qui donne au chef du moment l’illusion de tout contrôler, de tout gérer et de
décider de tout. L’amendement de la constitution a privé le parlement de tout pouvoir, même fictif, de censurer le gouvernement, de voter son programme, ou de le sanctionner. Ces prérogatives ont
été transférées au chef de l’Etat, qui les exerce avec cette formule des auditions, ce qui lui permet de convoquer les ministres comme des élèves d’école primaire venus réciter la leçon.
La formule n’est pas prévue par aucun texte constitutionnel, législatif ou réglementaire. Elle instaure simplement un rapport de dépendance, voire de
soumission-domination entre le chef de l’Etat et les ministres. Ceux-ci ne sont pas des membres de l’exécutif qui appliquent un programme décidé par un gouvernement. Ils sont les exécutants
dociles des ordres, ses souhaits ou des instructions du chef de l’Etat. Leur mission n’est pas de gérer au mieux la situation, en appliquant un programme, avant de présenter un bilan qui serait
sanctionné, positivement ou négativement, par le peuple ; leur rôle est de deviner les vœux du chef, d’anticiper ses désirs, et, à défaut, d’obéir docilement à ses ordres, pour rester dans ses
faveurs et espérer être reconduit.
A ce stade, on ne parle plus de ministre, mais de vizir. Avec cette régression, il n’y a plus qu’à attendre l’apparition des ghoulam et des djaouari.
Abed Charef, 31 juillet 2012. La Nation.info