PATROUILLE A L’EST, un éditorial de Salima Ghezali
Le pire que les pouvoirs publics aient infligé à la délégation d’activistes bloquée à la frontière, n’est pas de leur avoir interdit l’entrée en Tunisie. Le pire, c’est d’avoir fait en sorte qu’ils ne puissent (même pas en rêve !) décider de tenir un meeting, une marche ou improviser au pied-levé un mini-forum social symbolique dans la région. D’avoir fait en sorte qu’ils ne puissent chercher à y trouver les sympathies et les ressources humaines à même de les aider à surmonter un refus bureaucratique. Et à transformer un abus de pouvoir en victoire politique et sociale contre l’arbitraire.
Le pire est que le seul soutien auquel il est fait référence est celui des organisations internationales. Pas celui des populations locales. Et ceci est autant révélateur des enfermements -cultivés et instillés par un pouvoir autoritaire- que des comportements d’un activisme sous étroite surveillance. De la déconvenue de cette patrouille militante à l’est, il faudra peut-être retenir la trop grande fragilité de l’activisme social dans un contexte violemment anti- politique. Les études, menées sous d’autres cieux sur les mouvements sociaux de ces dernières années, pointent du doigt les limites organisationnelles et les impasses auxquelles a conduit la rupture avec les partis politiques. Dont la tutelle pesante avait pourtant fini par vider de leur sève les anciennes organisations. Bloqués à la frontière par le pouvoir politique et ne pas pouvoir en sortir par la mobilisation sociale, c’est bien là un problème à la fois local et global.
Une plongée dans les années 90 ?
En attendant que soient-officiellement- clarifiés les enjeux autour de la prochaine présidentielle, une partie des algériens est tentée de lire la détérioration sécuritaire, induite par la multiplication des enlèvements et leur survenue concomitante aux quatre coins du pays, comme une probable et énième manœuvre autour du pouvoir. Dans les conversations des algériens ordinaires les commentaires vont bon train. Ce climat particulièrement malsain n’est pas nouveau, disent les uns, on a déjà vu ça, renchérissent les autres. Comme dans une replongée terrifiante dans le début des années 90. On se souvient des fous qui agressaient seulement les femmes sans hidjeb, les inscriptions miraculeuses dans le ciel ou sur les ailes des criquets, les fillettes qui pleurent des pierres et les morts qui parlent dans leur tombe… Tout cela avait préparé les esprits à la déferlante du FIS et à tout ce qui s’en est suivi. Après une décennie de terrorisme et son cortège de violences, la méfiance n’a plus jamais disparu du paysage mental algérien. Et nous voici, à une encablure de la présidentielle de 2014, de nouveau projetés dans un climat de pourrissement général.
Peine de mort et lynchage : de la moutabaridja au prédateur sexuel
L’irruption de la question de l’application de la peine de mort, dans le sillage d’un évènement à forte charge traumatique, n’est pas un phénomène particulier à l’Algérie.
Même la revendication du « droit au lynchage » par les plus exaltés, fait partie des réactions prévisibles sous toutes les latitudes. Ce qui semble poser problème, aujourd’hui, c’est le sentiment
désagréable de (trop) déjà-vu. Ici-même. Le même climat d’insurrection anarchique. La même psychose médiatiquement assistée. Les mêmes questions économiques, sociales, morales et politiques non
résolues. Et 200.000 morts plus tard on recommence à titiller les mêmes passions en reprenant juste quelques détails. Dont un de taille. Le prédateur sexuel masculin a remplacé la femme
tentatrice moutabaridja.
Des foules en colère manipulées pour permettre à certains de jouer aux justiciers ? C’était à Ouargla en 1989. A l’époque, la menace était représentée par une femme accusée de mauvaises mœurs. La mort d’un enfant dans les flammes n’avait pas réussit à soulever contre le lynchage, une opinion publique remontée à bloc contre les mauvaises mœurs et la liberté des femmes « moutabaridjates ». Vingt-cinq ans plus tard, (une vie volée pour toute une génération d’algériens !) la généralisation du hidjeb n’a pas aidé à faire avancer les bonnes mœurs. Et c’est le moins que l’on puisse dire ! La misère, une décennie de violence terroriste et l’opprobre social jeté sur les victimes de viols ont mis sur le marché de la prostitutiondes milliers de femmes, dont personne ne se soucie.
Haïk et traditions
Quand le ministre de l’intérieur soutient en parlant des violences sexuelles que ces « actes sont étrangers à nos traditions » on le mets au défi de nous citer un
seul Etat siégeant aux Nations-Unies dont les traditions célèbrent le viol et le meurtre ! Cette façon de se suffire d’une non-parole, d’une parole qui n’explique rien, n’aide personne et ne
permet aucun passage du non-dit vers le dit est la porte ouverte à toutes les dérives. Précisément parce qu’elle aligne la parole sur le silence. L’acte sur le non-acte, la loi sur le
hors-la-loi, l’état sur le non-état.
Si on voulait, un instant, s’arrêter pour ausculter la profondeur de la crise et la manière dont elle se joue des ressorts du malaise social, de ses retombées en termes de perversions et de violences sexuelles, l’horrible calvaire des femmes de Hassi-Messaoudétait là pour éclairer ceux qui cherchent la lumière. Tous les ingrédients de la déflagration étaient déjà là : Le chômage, la mise en concurrence des misères du sud et du nord, la manipulation de la frustration, l’incitation à la violence, l’ambigüité des pouvoirs publics, les incohérences du traitement judiciaire. Et l’enfermement idéologique en prime pour empêcher le moindre débat.
La balade jeudi dernier de quelques algéroises en haïkaura certainement égayé les rues d’Alger et permis une expression culturelle devenue rare. Pour autant,
aucune tradition, autre que celle qui reste à instaurer, ne nous aidera à affronter sereinement la question de la peine de mort. Elle fût appliquée contre des compagnons de la révolution après
l'indépendance. Et rien que pour ces dernières années elle fût publiquement revendiquée et symboliquement appliquée dans un « tribunal des femmes contre l’intégrisme ». Elle revient aujourd’hui
sous de nombreuses déclinaisons politiques dans un espace public toujours sous influence.
Et si les premiers bénéficiaires de l’application par l’Algérie de la peine de mort étaient précisément les auteurs de détournements des biens publics réfugiés à l’étranger ? A la première exécution d’un condamné à mort, leur extraditionvers l’Algérie deviendra impossible.
Salima Ghezali, 27 mars 2013. La Nation.info