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Publié par Saoudi Abdelaziz

LA GRÈVE DES LYCÉENS (avril 1982)

 

 

Au moment où éclata la grève des lycéens, Oran avait trois membres du CC/FLN : le CNP, T. Laadjal, le chef de la RM, Kamal Abderrahim, l'inspecteur d'académie, directeur de l'Éducation et de la culture, Abdelkader Boualga. La qualité de membre du CC d'un instituteur du cadre marocain qui ne rentra en Algérie qu'à l'indépendance (avec un grade de l'ALN) a de quoi intriguer : pas si l'on sait qu'il était le beau-frère du n°2 de la SM, Yazid Zerhouni. Oran avait aussi un wali très proche du cercle présidentiel (Rachid Mérazi) et une police en état de choc mais avec deux hommes forts : l'omniprésent et vibrionnant Max et le chef de la police des Renseignements généraux, Abbas Ghorzi. Les deux principaux responsables de la police, le coordinateur de la sûreté de wilaya -Ghomari- et le chef de la police judiciaire semblaient plombés par leur origine : le premier était de Nédroma et le second de Maghnia, c'est à dire le « pays » de Benbella. Alors que ce dernier venait de quitter le pays et de se positionner en opposant, avec un parti (le MDA, Mouvement Démocratique Algérien) et un journal (El Badil), ceux qui s'étaient commis avec lui, faisaient profil bas. En privé, beaucoup d'entre eux n'avaient pas de mots assez durs pour celui qui les avait compromis et abandonnés à leur sort. La police tirera profit de cette situation : lorsque Benbella rentrera au pays, son MDA grouillait littéralement de policiers infiltrés.

Le mouvement de grève toucha l'ensemble des lycées de la ville avec une rapidité phénoménale et s'étendit non moins rapidement à l'université. Là, il est vrai, le relais avait été pris par les militants de la CNE qui se placèrent immédiatement à l'avant-garde du mouvement, reléguant les lycéens au second plan.

 

La Commission Nationale des Étudiants (CNE) avait été créée en 1975. Après la dissolution de l'union nationale des étudiants algériens (UNEA), en 1971, le pouvoir supprima la JFLN (Jeunesse du Fln) et définit un cadre unique pour les jeunes, l'UNJA (Union nationale de la jeunesse algérienne), tout en réservant une structure spécifique, à l'intérieur de ce cadre, aux étudiants : la CNE.

 

Les grévistes défilèrent dans les rues de la ville en bon ordre et sans aucun débordement pendant trois jours. L'atmosphère était plutôt bon enfant et les mots d'ordre scandés concernaient le baccalauréat et le prétendu réaménagement des coefficients. Jusqu'à ce que les manifestants décident de faire un sit-in en face du CNP et de la l'académie pour protester contre le silence des autorités qui ne daignaient pas s'exprimer sur la question. Les élèves et étudiants virent fondre sur eux les brigades anti-émeutes (BAE) qui les matraquèrent avec une violence incompréhensible. C'est à l'occasion de cette grève et de sa manifestation publique que les habitants d'Oran allaient découvrir ces brigades pour la première fois. Le mot qui convient après ce matraquage sauvage qui eut lieu en plein centre ville est «sidération ». Les jeunes manifestants et les Oranais découvraient avec stupeur que le pouvoir politique s'était armé silencieusement contre son propre peuple qu'il traitait comme jadis les CRS coloniaux le traitaient. Le choc fut énorme.

 

Le lendemain, la marche pacifique des grévistes se heurta au barrage des BAE qui fermait l'accès du boulevard Émir Abdelkader. Les policiers chargèrent avec la même brutalité, hors de proportion. Depuis les balcons, les habitants considéraient le spectacle de leurs enfants brutalisés ; alors, se saisissant de tout ce qu'ils pouvaient avoir sous la main, ils bombardèrent les policiers de tuiles, de morceaux de parpaing, de bouteilles de verre et même de gaz butane. C'était du jamais vu. Un autre affrontement eut lieu à proximité de l'université, les BAE voulant empêcher les étudiants de rejoindre le centre-ville; ces derniers ripostèrent à coups de pierre aux tirs de grenades lacrymogènes ; les BAE reculèrent.

Sentant que la ville se mobilisait et craignant d'être débordées, les autorités locales obtenaient la venue du Secrétaire d'État à l'enseignement secondaire (Sees) en même temps que la police procédait aux premières arrestations d'élèves, d'étudiants et... d'enseignants.

 

Le Sees, Larbi Ould Khelifa, qui s'était tenu jusque là dans une réserve étanche, comme si ce qui se passait ne le concernait en rien, arriva à Oran pour une « visite de travail prévue de longue date », disait la presse officielle. On le promena à travers la wilaya pour donner le change et on programma une rencontre avec les enseignants, au siège de la wilaya. Le principe retenu était que chaque lycée serait représenté par un délégué. Nous -je veux dire cette espèce de tripode BC/FTEC-intersyndicale PAGS- étions syndicalement présents dans tous les établissements et jouissions de la confiance de nos collègues. Nous serions donc fortement présents à cette réunion. Mais il fallait la préparer : nous n'en eûmes pas le temps.

 

 

ARRESTATIONS

 

La veille de cette rencontre, j'avais été arrêté sans ménagement par trois jeunes policiers en civil, en plein centre-ville. Bien plus tard, j'apprendrai par l'un des policiers qui m'avaient interpellé que c'est à l'instigation d'un membre de la kasma FLN du centre-ville -qui me présenta à eux comme le « cerveau » de toute l'affaire- qu'ils m'étaient tombés dessus. Ces révélations interviendront après que le policier aura appris que j'étais originaire du même bled que lui (!) et -surtout- après qu'il aura découvert que le militant FLN-mouchard et «syndicaliste » dans le secteur financier était connu pour son aptitude à se vendre au plus offrant. Moralité : les mouchards « donnent » les gens aux policiers ; mais il arrive que les policiers « donnent » les mouchards aux gens. (Comment donc s'explique l'hécatombe perpétrée dans les rangs de la police et de ses indicateurs dans les années 90 ?)

 

Dirigé vers Châteauneuf -siège de la police judiciaire et des RG- et abandonné dans un couloir, j'eus tout le temps d'observer le manège qui se déroulait devant moi. Des élèves et étudiants terrorisés et soumis à un chantage, à même le couloir : « Donne-moi deux noms et tu sors tout de suite » ; les allers et venues des mouchards dont beaucoup ne m'étaient pas inconnus puisqu'il s'agissait de « syndicalistes » proches de l'UW et de militants du FLN qui ne manquaient pas de me jeter des regards de haine et de satisfaction en même temps. Le bureau vers lequel tout convergeait s'avéra être celui de Abbas Ghorzi, chef des RG. Il sortit d'ailleurs à plusieurs reprises de son antre, affairé, papiers en main, suant, soufflant et insultant ceux qui se trouvaient sur son passage. J'eus droit au même traitement sauf que pour moi -qui détonnais au milieu des jeunes gens- il eut ces mots en plus : « Qu'est-ce que tu fais là ? Qui tu es ? Pourquoi tu es là ? » J'ai répondu que je n'en savais rien et que c'était plutôt à la police de dire pourquoi elle a arrêté un professeur. Je crois qu'il a fait des efforts pour ne pas m'insulter encore. Je fus livré à moi-même plus de trois heures durant dans le couloir. Puis quelqu'un sortit du bureau du chef et me dit que je pouvais partir. Sans autre forme de procès.

 

Le lendemain à huit heures, des policiers m'attendaient sur mon lieu de travail. Mené à Châteauneuf, je fus interrogé par un commissaire de la brigade politique des RG. L'interrogatoire dura sept heures durant lesquelles chaque mot, chaque signe de ponctuation même, fit l'objet d'une âpre négociation. La tactique du policier -froid et retors- consistait à m'épuiser pour que je finisse par accepter les termes du procès-verbal d'audition tels qu'il les formulait. Or, ses formulations étaient toujours savamment pernicieuses, pouvant se prêter à toutes les interprétations. De plus, l'interrogatoire ne portait pas sur des faits précis mais sur ce que je pouvais penser de tel ou tel événement, par exemple du 6ème congrès de l'UGTA, de la grève, etc.

 

Il m'apparut clairement alors que la police était en train de monter une provocation dont nous étions les victimes désignées. Vers 15H, le commissaire décréta une pause et me demanda de le suivre : nous sortîmes et je vis qu'il se dirigeait vers un café de la rue Philippe. Là, nous prîmes un café sans nous adresser la moindre parole ! Quand le policier me vit allumer ma première cigarette, la surprise se lisait dans son regard. Il venait sûrement de se rendre compte que j'avais résisté à l'envie de fumer pendant plus de 6 heures. Dès lors, il n'insista plus : une heure plus tard, je signais le procès-verbal, rédigé dans les termes qui représentaient un compromis que j'estimais tout à fait valable, et je dis au policier que s'ils avaient l'intention de me garder à vue, il faudrait qu'ils préviennent mon établissement afin qu'on procède à mon remplacement pour la réunion avec le ministre. Le policier n'était pas au courant ; il se retira et revint après un bon quart d'heure -probablement de discussion avec le chef- pour me libérer.

 

 

RÉUNION À LA WILAYA

 

De Châteauneuf, je me rendis à la réunion. À la tribune, étaient assis le secrétaire d'État Ould Khelifa, le wali Mérazi, le DEC Boualga et un officier du Secteur territorial de l'armée. Sur les sièges de l'hémicycle, les délégués enseignants étaient visiblement intimidés. Le malaise était palpable. Le Sees prit la parole. Son intervention, alambiquée et sans intérêt, réussit le tour de force de ne rien dire de l'objet même qui nous réunissait ! Puis il incita les enseignants à prendre la parole. Il comptait évidemment sur eux pour crever l'abcès. Je fus le premier à la demander. J'allai droit au but ; je dénonçai les arrestations qui touchaient élèves, étudiants et professeurs ; je dis que je venais moi-même de faire l'objet de deux interpellations ; je dis au ministre que les mesures d'apaisement qu'il pourrait prendre étaient simples : 1) opposer un démenti officiel à la rumeur concernant le baccalauréat ; 2) faire cesser les interpellations policières.

 

Ce que je prenais pour du malaise à mon entrée dans l'hémicycle était en réalité de la peur. Une peur qui devint épaisse, massive, concrète quand j'eus achevé mon intervention -qui n'avait duré guère plus de cinq minutes. Le Sees fit une réponse pathétiquement creuse pendant que le DEC soufflait sans vergogne à l'oreille du wali qui prenait des notes. Le wali enchaîna sans tarder et, s'adressant à moi, entonna, d'une voix véhémente, un discours menaçant : 1) Pourquoi le « plaignant » n'a-t-il pas saisi le DEC après son interpellation ? 2) Mais nous savons à qui nous avons affaire avec cet individu. 3) Nous ne permettrons que nos services de sécurité soient mis en cause. 4) Voici le bilan chiffré et détaillé des « violences » subies par les forces de l'ordre « notamment à la suite de jets de projectiles depuis les terrasses et les balcons ».

 

L'intervention du wali, menaçante et dramatique, suggérait perfidement que les arrestations visaient les responsables directs ou indirects de ces voies de fait contre agents de la force publique. Alors la peur s'épaissit encore plus et personne n'osa prendre la parole hormis un professeur d'histoire qui se lança dans un plaidoyer inutile pour sa discipline. Ce qui permit au Sees de tenter une sortie honorable sur le mode triomphaliste de « l'école-algérienne-qui-a-accompli-des-miracles etc». Et la séance fut levée.

 

À l'extérieur de l'hémicycle, je retrouvai mes camarades et nous tînmes un rapide briefing. Je leur dis que sur le vu de mon interrogatoire, il était clair que la police cherchait à nous mettre l'affaire sur le dos. Je leur conseillai de ne pas passer la nuit chez eux parce que le week-end qui commençait -nous étions le mercredi 28 avril 1982 au soir- serait allongé d'une journée, le samedi (premier jour de la semaine) tombant le 1er mai : la police n'allait pas rater l'occasion d'arrestations dans la discrétion, ainsi que celle d'une garde-à-vue prolongée.

 

 

DÉFÈREMENT AU PARQUET

 

Je passai le long week-end loin d'Oran. Le dimanche 2 mai à à huit heures du matin, je fus cueilli par deux inspecteurs de la PJ dans mon établissement même et conduit, pour la 3ème fois, à Châteauneuf. Dans la cour, je fus accueilli par un Max vociférant et fulminant Où tu as mis le couteau? Je répondis que j'étais un professeur. Allez ! Emmenez cette racaille ! Je voulais répondre mais je sentis une pression amicale sur mon bras que tenait l'un des deux inspecteurs. Je traduisis par Ne fais pas attention ! La suite dira que je ne me trompais pas. C'est alors que je vis mes camarades surgir par une porte donnant sur la cour : ils sortaient des geôles et étaient dirigés vers le fourgon cellulaire ; pâles, mal rasés, chiffonnés ; les cinq professeurs avaient passé trois jours et quatre nuits dans les geôles du sinistre Châteauneuf. Parmi les cinq enseignants, un seul n'appartenait pas à notre mouvance. Comme nous fûmes tous deux collègues et amis, je compris immédiatement pourquoi il était là : originaire de Maghnia, sa famille était proche de Benbella et lui-même avait participé à un dîner familial en l'honneur de l'ancien président. Cela dit, il n'avait pas d'opinion politique affirmée et était l'image même de l'homme tranquille se consacrant totalement aux siens et à son travail. Le complot policier m'apparut alors dans toute sa grossièreté : faire croire à une collusion communistes/benbellistes à l'origine des troubles pour justifier une répression dans les deux directions.

 

On m'emmena chez le chef de la PJ. Il repéra sur une liste le seul nom qui n'était pas encore biffé, le raya et dit sans daigner me regarder On ajoutera « délit de fuite » pour que ton compte soit bon ! Et il fit le geste de chasser une mouche, sans lever la tête et regarder en face celui qui se tenait devant lui. De nouveau dans la cour, je remarquai que le fourgon était parti. Max hurla Les menottes ! Allez ! Racaille ! Les inspecteurs me firent monter à l'arrière d'une voiture et m'encadrèrent ; je tendis mes poignets. L'un des deux inspecteurs me dit Hacha (Sauf ton respect) ! Nous savons qui vous êtes ! Dieu est témoin que nous ne sommes pour rien dans cette affaire et que nous avons honte. Dites-le à vos amis.

J'arrivai donc sans menottes au palais de justice ; je retrouvai mes camarades dans une geôle du tribunal. Je leur donnai les informations dont je disposais et qui permettaient -selon moi- d'être optimiste : pendant les trois jours où j'étais resté libre, je n'avais, en effet, pas chômé, alertant les camarades, les amis, les parents et surtout les milieux de la magistrature où je disposais de connaissances, parents et anciens élèves. Partout, et après l'indignation, c'était le même message : on ne laissera pas faire !

 

On nous mena ensuite dans la salle d'audience du tribunal où nous allions rester toute la journée assis à ne rien faire, attendant qu'il soit statué sur notre sort. Dans les bureaux, la négociation faisait rage entre le procureur général, représentant la Chancellerie, et les magistrats du tribunal et de l'instruction qui ne dépendent pas -en principe- du Parquet.

 

 

 

ORAN ET SES INSPECTEURS D'ACADÉMIE

 

Le Ministre de la justice, à ce moment, était Boualem Baki, ancien inspecteur d'académie d'Oran que nous avions eu donc comme vis-à-vis. Il avait été toujours courtois et même fraternel. Ce fut une période heureuse où le blockhaus qu'était l'académie lors du règne interminable (1965-1973) de Tahar Zerhouni (cousin du n°2 de la SM) -dont la sécheresse et la rigidité empêchaient toute relation normale avec ses collaborateurs et encore moins avec des syndicats dont il ne voyait les interventions légales que comme autant d'attentats contre ses prérogatives- devenait enfin le lieu normal où les enseignants pouvaient, sans trembler, être accueillis à certaines heures et certains jours et voir leur droit à être représentés par des syndicats, reconnu.

 

Nous avions mené une lutte sans merci contre le despotisme de cet homme, Tahar Zerhouni -avec les mots d'aujourd'hui, on dirait de lui qu'il était psychorigide à tendance paranoïaque-, la terreur qu'il faisait régner sur la famille enseignante et son népotisme familial et « blédard ». Nous allâmes jusqu'à dénoncer publiquement ses travers par une déclaration écrite, tract que nous distribuâmes lors de la cérémonie officielle marquant la commémoration du 1er novembre ; c'était en 1971 et les festivités se déroulaient sur la place du même nom. Les corps constitués, civils et militaires, furent frappés de stupeur quand ils virent de jeunes enseignants leur distribuer des tracts dénonçant l'inspecteur d'académie soi-même, l'homme intouchable parce qu'il jouissait d'une protection suffisamment dissuasive en elle-même.

 

Or, Boualem Baki fut l'adjoint de Zerhouni, un adjoint confiné dans un minuscule bureau au fond d'un couloir et frappé d'un interdit tacite. Nous ne manquions pas, lors de quelque réunion des commissions paritaires des personnels enseignants -les seules réunions bipartites que Zerhouni ne pouvait pas éviter- où je siégeais avec deux camarades qui venaient de purger des mois de prison pour appartenance à l'ORP- pour braver l'autocrate, de rendre une visite de courtoisie à l'exclu.

 

Baki ne manquait pas l'occasion de se plaindre à nous : « Est-ce ainsi qu'on traite un ancien moudjahid ? ». Baki, ancien mouderrès de l'association des Oulamas avait rejoint l'Aln en 1956 ; Zerhouni, ancien médersien, fut professeur d'arabe au collège Ardaillon d'Oran jusqu'en 1962. Baki avait en haute estime le fait que nous tenions tête à l'inspecteur d'académie. À la fin du règne de Zerhouni, Baki prit sa place et ce fut une véritable libération, vécue comme telle par les enseignants. Mais il fut vite appelé à d'autres fonctions et remplacé par Abdelkader Boualga, protégé lui aussi, comme il a été dit plus haut, du n° 2 de la SM. (Apparemment, l'académie d'Oran était un domaine réservé...)

 

Zerhouni fut muté au Ministère de l'éducation nationale où un poste léonin avait été créé spécialement pour lui : Directeur des personnels enseignants et administratifs ! Que restait-il donc au ministre, (Abdelkrim Benmahmoud) ? À Alger, Zerhouni créa vite le scandale en nommant, par une procédure exorbitante du règlement, sa femme à la tête d'un prestigieux collège. C'est ce qu'il avait fait à Oran pour sa femme et son beau-frère. Un jour que j'accompagnais le secrétaire général de la FTEC, Ahmed Rouidjali, pour une réunion au Ministère, il me proposa que l'on passe saluer son « vieux copain du MTLD », Abdelhamid Mehri. Mehri, malgré son titre de secrétaire général, était confiné dans un « placard », réduit à une seule tâche : signer les autorisations de sortie du territoire national pour les enseignants. C'est lui-même qui nous l'a dit en se plaignant : « Voyez comment on traite un militant comme moi ! ». Mehri était traité comme Baki à Oran. (De là à supposer que l'attitude bienveillante de l'ancien ministre du GPRA, démis par l'armée des frontières et humilié par les hommes du clan d'Oujda, vis-à-vis du Front islamique du salut trouve là un de ses éléments d'explication, il ne paraît pas illégitime de le penser.)

Avec Boualga, nous n'eûmes pas de problèmes liés à la représentation syndicale. Sans doute instruit par l'expérience de Zerhouni, il savait qu'il y avait dans l'enseignement à Oran une présence syndicale forte et qui ne s'en laisserait pas conter. L'homme était, de plus, prudent et cauteleux. Il comptait sur un réseau d'anciens du Maroc qui étaient ses yeux et ses oreilles dans les établissements scolaires. La relation se dégrada brutalement à l'occasion d'un épisode précis.

 

L'inspecteur d'académie est par tradition, et de droit, le responsable des œuvres post et périscolaires, ainsi que l'on nommait les différentes activités culturelles proposées aux élèves en dehors du temps scolaire. Boualga allait innover en créant, sous l'égide de la fédération des œuvres post et périscolaires, une coopérative de consommation destinée aux enseignants. Que l'épicerie fût une préoccupation éminemment culturelle, libre au DEC de le croire. Mais ce souci apparent des besoins supposés des enseignants était plus sûrement une ruse de guerre contre le syndicat qui apparaissait ipso facto comme ayant été incapable de prendre en charge le ventre des enseignants. En tout cas, les affidés et thuriféraires du DEC ne se privèrent pas de mener une propagande en ce sens.

 

Las ! La machine de guerre épicière explosa à la figure de ses mécaniciens : en effet, au cours d'une assemblée générale statutaire de ladite coopérative, les participants découvrirent que les comptes n'étaient pas sains. L'AG finit en queue de poisson et la coopérative resta sans direction, personne ne voulant endosser une gestion sujette à caution. Quelques jours plus tard, Boualga demanda à nous voir. J'y allais en compagnie d'un camarade du BC-FTEC, militant du Fln. Dans son bureau, nous entendîmes le DEC tenir un discours qui faillit nous faire suffoquer : soucieux de renforcer l'action des syndicats -disait-il- et conscient des difficultés d'approvisionnement des enseignants, j'ai décidé de vous rétrocéder la coopérative de consommation. La mutuelle (des enseignants) fournirait l'aide logistique.

 

Alors, on y va ?

Alors que le camarade tergiversait, je répondis que nous n'étions pas habilités à prendre une décision de cet ordre -ni aucune décision du reste sans en référer à nos structures ; que nous soumettrions cette proposition à un conseil syndical élargi aux délégués de la mutuelle. Le DEC piqua alors une véritable crise d'hystérie, hurlant après moi, me menaçant, les yeux exorbités. Je me levai et quittai le bureau, suivi par mon camarade.

Quand nous exposâmes sa proposition au conseil mixte syndicat/mutuelle, notre aîné, responsable à la mutuelle, Abdelkader Safer dit sur un ton solennel et en faisant les gros yeux : « Boualga veut nous fourguer un failli ! » (Sic). Que Safer fît une entorse à son lexique toujours académique et châtié, voilà qui était nouveau. Nous partîmes d'un grand éclat de rire qui enterra, sans autre forme de procès, la manœuvre subalterne et surréaliste du DEC.

 

(N.B. Abdelkader Safer, instituteur et membre du PCA fut expulsé d'Algérie en 1956 ; participa au XXème (et historique) congrès du PCUS en1956 ; membre de la délégation du PCA qui rencontra Mao Zé Dong en 1961. Inspecteur de l'enseignement, fondateur de la mutuelle générale des enseignants ; concepteur et directeur du centre médical de Canastel. Arrêté opportunément en 1967 -après la tentative de coup d'État de Tahar Zbiri- alors qu'il venait de remporter le plus grand nombre de voix aux premières élections municipales. Médeghri -ministre de l'Intérieur- s'opposa à ce qu'il fût président et désigna Benali Seghier, instituteur, ancien de l'Udma. Par contre, il désigna Abderrahmane Tandjaoui, instituteur, ancien du PCA et beau-frère de Safer, à la mairie d'Es-Sénia. C'est que Tandjaoui avait sauvé les Medeghri, père et fils, recherchés par la police coloniale.)

 

 

LIBÉRATIONS ET MANOEUVRES

 

Nous croupissions donc dans une salle du palais de justice ; de temps à autre, une figure amie de magistrats -dont certains furent nos camarades de lutte à l'UNEA- se montrait dans un discret entrebâillement de porte. Nous traduisions par On est là ! Vers le milieu de l'après-midi, on commença à nous appeler un par un. Nous ne restâmes plus que deux, mon collègue et ami supposé benbelliste et moi. Ce qui me conforta pleinement dans mon analyse de la provocation policière. Le soir tomba et on nous ramena dans la geôle. Nous y restâmes, dans le noir total, plus d'une heure. Puis on nous conduisit chez le juge d'instruction. C'était une jeune femme dont j'appris qu'elle était la fille de Maître Abed, célèbre avocat oranais, ami et confrère de Me Thuveny, tous deux assassinés par l'OAS qui les accusait d'avoir aidé à l'évasion de Abdelhamid Benguesmia, chef des fidas de la ville. La juge nous informa que nous étions mis en liberté provisoire et que nous devions nous tenir à la disposition de la justice. Dans le couloir, un homme se présenta à moi : Je suis votre avocat ! Maître Ferhat M'hamed avait été constitué par son vieil ami, Abdelkader Safer. Ancien du Parti du peuple algérien (PPA), Me Ferhat fut d'abord un internationaliste. En 1948, il partit à pied pour combattre contre le dépeçage de la Palestine.

 

 

PROCÉDÉS DE BASSE POLICE

 

À l'extérieur du palais de justice, il y avait beaucoup de monde : familles et proches attendaient là depuis les premières heures de la matinée. J'appris qu'une douzaine d'étudiants, membres de la CNE, avaient été mis sous mandat de dépôt et incarcérés à la Mao (Maison d'arrêt d'Oran). Le lendemain matin, ce fut la section des recherches de la gendarmerie qui vint me cueillir. Je passais presque toute la journée, cuisiné par un lieutenant borné, qui ne comprenait manifestement rien aux questions politiques qu'il me posait. À la fin de l'interrogatoire -sans procès-verbal-, il me dit de revenir le lendemain, pour continuer l'interrogatoire, en me munissant de quatre photos. En quittant son bureau, j'aperçus « notre » policier infiltré dans l'intersyndicale qui discutait avec lui au seuil d'une porte attenante au bureau du lieutenant. Je fis semblant de ne rien voir mais je compris pourquoi le lieutenant interrompait si souvent l'interrogatoire pour sortir.

Le soir, un de mes amis magistrats me téléphona : inquiet, il me demanda où j'étais passé. Quand je l'eus informé, il me dit que j'avais intérêt à me présenter à la première heure à la juge d'instruction car la police me disait en fuite, prétendant m'avoir vainement cherché chez moi et à mon établissement. Ce qui était faux. Quand la juge me vit, le lendemain, elle s'écria : Mais où étiez-vous passé ? J'allais justement établir un mandat d'amener contre vous ! Quand elle apprit où j'étais, elle comprit et fut saisie d'une colère froide. La police est dessaisie ! La gendarmerie est dessaisie ! Ne répondez pas à leur convocation ! Moi seule ai le droit de vous convoquer à présent! Puis : Mais qu'est-ce que vous avez donc fait à tous ces gens ? Pourquoi tout le monde en a-t-il après vous ? Elle était sincèrement intriguée. Elle me dit également que le PV d'audition des RG était inconsistant, que les élèves et étudiants qui m'avaient lourdement chargé devant la police étaient revenus sur leur déposition devant elle et qu'elle ne voyait plus d'utilité à une confrontation.

Je tombai des nues à cette information mais ce fut le dégoût qui me submergea devant ces infâmes manœuvres de basse police. Je n'allais pas tarder à apprendre, par des lycéens et des étudiants éplorés qui vinrent spontanément me voir pour me demander pardon, que les policiers de Châteauneuf les avaient battus et menacés d'années de prison pour atteinte à la sûreté de l'État s'ils ne me dénonçaient pas comme étant l'organisateur de ces émeutes.

 

Ce n'était pas encore assez : Me Ferhat m'apprit que le Parquet venait de faire appel de la décision de la juge d'instruction de me laisser en liberté provisoire. Le Parquet, aiguillonné par le DEC et le wali, voulait un mandat de dépôt. La parole était dès lors à la chambre d'accusation ; elle devait trancher en faveur du juge d'instruction ou bien donner raison au Parquet.

(N.B. Nous fûmes interrompus, ce jour-là, par l'arrivée intempestive d'une personnalité en vue à Oran, un ancien diplomate de Benbella, qui avait de l'entregent et de l'influence. Il se frottait les mains de satisfaction et déclara de but en blanc : Ça va dans le bon sens ! L'essentiel pour nous est de ne pas être mélangés avec ces chiens de communistes ! Me Ferhat a pâli. Moi qui tenais, depuis l'été 62, Benbella et son engeance politique (avec ses milices, sa police des mœurs, etc.) dans le plus total mépris -et qui n'ai pas adhéré au PCA à cause de son alliance-fusion avec le FLN de Benbella-, j'ai eu beaucoup de mal à retenir mon envie de vomir.)

Deux jours après, la chambre confirma l'ordonnance de la juge d'instruction. Ainsi des femmes et des hommes, en disant simplement « non », venaient de montrer qu'à tout moment le pouvoir des puissants, aussi puissants fussent-ils, pouvait être battu en brèche. Ce fut un moment d'une intensité exceptionnelle dans ma vie. Aujourd'hui encore je ne peux pas, sans une grande émotion, me remémorer ces moments où des gens se sont mobilisés autour de mon cas pour combattre l'arbitraire. Et il en fallait du courage à l'époque pour ne pas se coucher et ramper devant des potentats de province corrompus, dépravés et capables de tout car ils n'ont justement aucune éthique.

(Un autre témoignage de solidarité vint encore me conforter : une réunion du CC du FLN se tenait durant cette période. Un de ses membres me rapporta cette scène : celle du DEC Boualga interpellant les gens dans les couloirs sur le mode : Pourquoi l'agitateur communiste responsable de la chienlit d'Oran n'est-il pas derrière les barreaux ? -Escomptait-il ainsi se dédouaner en pointant perfidement le ministre de la Justice ?- Quoi qu'il en soit, il fut lui-même interpellé et remis à sa place par Mustapha Boudina, ancien secrétaire national de l'UGTA dans l'équipe de Demène-Debbih, ancien très jeune condamné à mort pour ses activités militantes dans la Fédération de France du FLN et personnalité de la gauche du FLN unanimement respectée pour son courage et son intégrité.)

 

 

FAUSSE NOTE

 

Quelques jours après mon élargissement, le parti me fit parvenir un message et un document. Le message, oral, m'informait qu'en même temps que nous, un dirigeant du parti, Abderrahmane Chergou, avait été arrêté, à Alger, par la SM. Il a été présenté à un officier de haut rang qui lui aurait déclaré : Ça fait longtemps que j'attends ce moment ! Il ne faisait pas de doute que certains, à la SM, entendaient profiter de la situation qui régnait à Oran pour solder un vieux compte à Alger. Rapidement libéré, Chergou venait donc d'écrire au président de la République. Le document que le parti me faisait parvenir était une copie de cette lettre dont on me demandait de m'inspirer pour écrire, à mon tour, une lettre à Chadli Bendjedid. L'argumentaire de la lettre de Chergou était un démarquage du bréviaire tactique du parti -qui articulait sa ligne autour de l'unité d'action avec les démocrates-révolutionnaires, ainsi qu'étaient désignés les dirigeants nationalistes les plus engagés dans la voie du socialisme, et d'un appel à ne pas se tromper d'ennemi.

L'impression que laissa sur moi la lecture de la lettre fut extrêmement pénible pour deux raisons. L'une de ces raisons avait trait à la stratégie même du parti qui m'apparaissait de plus en plus nettement comme victime de sa force d'inertie, tardant à affiner ses analyses et à opérer un aggiornamento dans ses concepts : qu'est-ce qu'un démocrate-révolutionnaire au vrai ? Bendjedid en était-il un ?

 

La seconde raison était d'ordre conjoncturel et personnel : après ce que je venais de vivre et vu la mobilisation que mon cas avait suscitée auprès de personnes qui n'avaient pas hésité à prendre des positions courageuses contre l'injustice qui m'était faite, il n'était pas question, une seule seconde, que je puisse donner à penser à ces mêmes personnes que je demandais l'aman à un Président sur lequel, au demeurant, ma religion était faite depuis longtemps. La situation de Chergou et la mienne n'étaient superposables que pour un esprit paresseux, incapable de faire l'analyse concrète d'une situation concrète. Je refusai donc catégoriquement d'obtempérer ; mon interlocuteur eut beau marteler ses deux seuls -et pauvres- arguments :1) Le parti te le demande. 2) C'est pour assurer ta sécurité. Je répondis que le parti ne pouvait pas me demander de trahir ceux qui m'ont soutenu et qui attendaient certainement autre chose de moi. Quant à ma sécurité, je comptais bien continuer à la protéger par les voies de droit que la situation permettait de mettre en œuvre.

 

Ce que révèle cet épisode -et en quoi réside justement son importance- c'est la dérive très grave du parti qui, arrimé, par l'une de ses composantes, à une aile du pouvoir militaro-policier personnifié dans l'appareil de la SM, avait oublié que « la société civile est la vraie scène de l'Histoire ». D'où le mépris pour l'agitation illusoire que constituait aux yeux de beaucoup de camarades la lutte menée au plan judiciaire, notamment. Quand ce n'était pas la lutte syndicale elle-même qui était l'objet d'un jugement condescendant du type : Mais mon pauvre vieux, c'est pas là que ça se passe ! La lutte syndicale était bornée, sans perspective politique réelle ; la lutte sur le plan judiciaire témoignait de la persistance de l'illusion bourgeoise. Donc il fallait se trouver dans les centres de décision pour peser sur le sens des événements. Certes, personne au parti ne formulait jamais les choses ainsi ; bien au contraire, la littérature de l'époque répétait sans arrêt qu'il ne fallait surtout pas se laisser aspirer dans le jeu des luttes d'appareils. Mais cette insistance même était l'aveu de l'existence d'une tendance profonde de ce type dans le parti. Cela -un parti lesté par une alliance encombrante et périlleuse avec des appareils d'État- nous n'en savions pas encore le détail, même si nous étions quelques-uns à commencer à nous poser les questions gênantes.

 

Il faudra attendre l'année 90 et le congrès du parti pour que les choses se clarifient.

Pour l'heure donc, je refusai d'y aller de ma lettre à un président qui représentait déjà très clairement la tendance parasitaire de l'armée et du FLN, celle qui ne rêvait que d'accaparement et de jouissance parce qu'elle n'avait pas d'autre horizon intellectuel que celui que délimite le capitalisme marchand archaïque, celui du boutiquier. Il y avait mieux à faire, selon moi : poursuivre la mobilisation pour faire cesser les poursuites et mettre en échec les procédures instrumentées contre nous et, prioritairement, obtenir la mise en liberté des étudiants emprisonnés. Déjà, un avocat très connu sur la place d'Oran, Me Mahi Gouadni, s'était spontanément constitué pour certains d'entre eux. Les familles se mobilisèrent fortement ; parmi les détenus, il y en avait dont le père était policier ! Les étudiants furent de la partie, quoique timidement, la terreur de la répression étant encore vive.

 

Nous obtînmes une première victoire : les détenus furent libérés après plus d'un mois de détention. On leur dit de rester à la disposition de la justice car ils étaient dorénavant sous le régime de la liberté provisoire. Cette épée de Damoclès de la liberté provisoire, c'est ce qu'il allait falloir dorénavant casser. En exigeant soit le renvoi de l'affaire devant un tribunal, soit la délivrance d'un non-lieu. Ce sont les termes de la loi et il fallait se battre pour les faire appliquer, ce qui mettrait nos persécuteurs en position délicate étant donné que les dossiers d'accusation étaient vides. C'était l'opinion que je défendais. Elle ne fut pas suivie, tout simplement parce que le complot se dégonflait. Subitement, personne ne parla plus de réforme du baccalauréat et, dans une discrétion totale, le ménage était fait dans le FLN et dans la police locale : Le CNP, Tahar Laadjal, le coordinateur de la sûreté de wilaya, Ghomari, ainsi que le chef de la PJ furent limogés.

 

 

À QUI PROFITE LE CRIME ?

 

Selon une source très fiable, le coordinateur Ghomari aurait parlé d'un véritable complot ; il dit avoir, dans un rapport écrit, mis en garde contre des manifestations d'élèves quinze jours avant leur survenue. Complot de qui contre qui ? La seule chose que l'on puisse affirmer sans grand risque de se tromper -comme la suite le montrera de manière éclatante à travers les manifestations lycéennes de 1986 à Constantine et celles d'octobre 1988 à Alger- c'est qu'il s'est agi de montages policiers retors à deux, voire trois, étages. Un coup de billard à deux ou trois bandes si l'on préfère.

 

Le grand classique est, évidemment, à ce titre, police nationale contre SM. Opposition particulièrement sensible à Oran : lors du coup d'État du 19 juin 1965, la SM désarma et neutralisa la police, lui infligeant une humiliation que cette dernière n'était pas près d'oublier. Que la crise d'Oran ait été -pour partie- une manipulation de la SM destinée à mettre en difficulté et la police et les autorités locales (wali, CNP, DEC), est une hypothèse à haut niveau de probabilité. Qu'un corps de l'État mette délibérément en difficulté d'autres corps de ce même État peut sembler absurde. Pas si l'on sait que la SM, comme appareil répressif d'État, fonctionne également à l'idéologie et à la politique et peut donc se comporter à certains moments comme un parti politique et à certains autres comme son propre bras armé. De ce point de vue, il n'est pas illégitime de voir dans cette crise les prodromes d'une sourde opposition d'un secteur de la SM au pouvoir de Chadli Bendjedid. Les événements futurs valideront cette hypothèse, comme ils valideront la réalité d'une division au sein même de la SM.

 

Les règlements de comptes à l'intérieur de l'appareil policier local sont une autre piste sérieuse : l'affaire s'est soldée pour la police par sa décapitation, ses deux principaux chefs ayant été éliminés. Les deux hommes ont porté le chapeau : est-ce parce qu'ils étaient tous deux originaires du « pays » de Benbella ? Par contre, le chef des RG (Ghorzi) et le chef de facto de la brigade criminelle (Max), qui se sont le plus impliqués dans la répression du mouvement et qui sont des clients du clan chadliste, en sortent renforcés. Une indication intéressante et pondératrice nous est fournie par la personnalité du nouveau coordinateur de la sûreté -Med-Cherif Roula- et celle du nouveau CNP -Saïd Bouhedja. Tous deux sont originaires de l'est du pays mais aucun ne semble manifester le moindre penchant pour le clan chadliste. Tous deux recevront très vite la délégation mixte étudiants-enseignants -en vérité tous militants connus du PAGS- qui avait été formée pour suivre les développements de l'affaire sur tous les plan : judiciaire (contact avec les avocats pour la délivrance de non-lieu ou le renvoi devant les tribunaux), pratique (passeports refusés à des étudiants qui devaient poursuivre un cursus à l'étranger), et politique (élucidation des manœuvres occultes qui ont poussé les élèves dans la rue).

Le CNP, frais émoulu de l'UNJA, fut très attentif, compréhensif et même chaleureux. Il promit de faire des revendications de la délégation son affaire, pas plus tard que dans quelques jours, ajouta-t-il, quand le coordinateur de l'appareil du FLN, Med-Chérif Messaadia et le ministre de l'Enseignement supérieur, Abdelhak Brerhi, entreprendront une visite commune à Oran. Ce qu'il fit en effet.

Le chef de la police pour sa part, reçut la délégation en homme civilisé et courtois et l'écouta avec patience et bonhommie. Dans la conversation détendue -avec thé et café-, il fit des réflexions sur le mode léger que la délégation comprit comme signifiant qu'il était évident que ceux qui étaient donnés pour responsables des événements ne l'étaient pas, que les vrais responsables étaient connus. Il s'engagea à ce que les passeports ne soient plus refusés à ceux qui les demandaient. Il tint parole. (Je pus alors disposer pour la première fois de puis des années d'un titre de voyage. Ce n'est toutefois pas sans grincement de dents que les RG n'ont pas mis leur veto à mon dossier, comme me l'a benoîtement dit l'un d'entre eux, sur le mode : On t'attend au tournant.)

 

 

 

ÉPILOGUE

 

Sur le terrain judiciaire, la majorité des victimes de l'arbitraire se contenta du désaveu infligé à la police par la Justice qui refusait de poursuivre la procédure. Je tins, quant à moi, à persévérer dans ma demande d'une clôture normale et régulière des poursuites, étant donné les épreuves que j'ai eu à subir : je continuai à exiger la délivrance d'une ordonnance de non-lieu. Ce que mon avocat, Me Ferhat, finit par obtenir. Victoire éclatante que celle-ci, que je dédiais aux magistrats et avocats qui s'étaient mobilisés pour nous, car c'était d'abord leur victoire.

Sur le plan politique, victoire également. Notre parti, qui était visé, n'avait pas été isolé ni réduit à la défensive. Bien au contraire ! Tous les camarades qui ont été aux avant-postes dans cette affaire avaient le triple souci d'être constamment à l'offensive, de garder un contact privilégié avec la société civile et d'élargir autant que faire se pouvait le cercle des sympathisants à leur cause. C'est ainsi qu'aucune erreur d'appréciation n'a été commise qui aurait pu servir à ceux qui -dans ce complot multiforme- avaient le seul PAGS en ligne de mire.

 

Le chef de la brigade politique des RG se tua quelque temps après dans un accident de voiture. Le chef des RG -Abbas Ghorzi- et l'inévitable Max demeurèrent à leur poste. Le wali et le DEC également. Tous jouissant de protections puissantes, proches de la famille présidentielle.

Après la chute de Chadli Bendjedid, Max sera mis à la retraite et promptement liquidé (1993) par un « terroriste » non identifié.

 

Ghorzi, inamovible chef des RG, deviendra coordinateur de la Sûreté d'Oran. Son protecteur, Larbi Belkheir, était encore l'homme fort -et plus fort que jamais- du pouvoir. Mais, en 2006, le tout puissant policier sera traîné devant la Justice. Accusé, au terme d'une enquête menée par la SM, d'être l'un des barons de la drogue d'Oran et d'avoir protégé le « Pablo Escobar de l'Algérie », Ahmed Zendjabil. Plusieurs responsables de la 2ème Région militaire -dont le chef de Région lui-même, le général Kamal Abderrahmane- ont été mis en cause par l'enquête de la SM pour complicité dans la mise en place du cartel de l'ouest de la drogue. L'un des accusateurs publics des chefs de la 2ème RM -il déposa et accusa devant le tribunal- n'était autre que... « notre » policier, celui qui avait infiltré l'intersyndicale ! Devant le tribunal, Ghorzi se défendra en affirmant que la SM se vengeait ainsi de lui parce qu'il était en désaccord avec elle sur les méthodes qu'elle employait dans la lutte contre le « terrorisme ». De quoi donner froid dans le dos ! Rappelons que l'affaire est toujours pendante devant les tribunaux, le général ayant déposé plainte contre ses accusateurs et contre le journal El Watan qui s'était l'écho de l'enquête de la SM sur le cartel de la drogue.

 

Le général Kamal Abderrahim, ex-chef de la 2ème RM, (ne pas confondre avec le précédent) prit sa retraite au début des années 90 et se lança dans la mise en place d'une entreprise de fabrication de consommables médicaux (seringues jetables et autres) que le pays importait à coups de millions de dollars d'Afrique du sud et d'ailleurs. Il fut mitraillé en 1994 à l'entrée de son usine par un « terroriste » non identifié. Il s'en sortit avec de graves blessures. Personne n'a apparemment songé à diriger l'enquête vers les milieux importateurs de matériel médical. Appartiendraient-ils à la hiérarchie militaire, comme le suggèrent plusieurs journalistes, sans doute mal intentionnés ?

 

 

 

LA VÉRIFICATION CONSTANTINOISE : 1986

 

 

Quatre ans plus tard, les événements qui avaient agité la capitale de l'ouest algérien allaient se reproduire à l'identique dans la capitale de l'est, Constantine. Les lycéens de la ville cessent les cours pour protester contre un réaménagement des épreuves du baccalauréat ; les étudiants se solidarisent avec eux ; les manifestations de rue sont violemment réprimées par les BAE ; les autorités font procéder à l'arrestation de militants en vue du PAGS qui seront assignés à résidence à Bordj Omar Driss, en plein Sahara, sur réquisition du ministre de l'Intérieur (Hadj Yaala). Des centaines d'étudiants seront arrêtés et condamnés et le chef local de la SM sera limogé. Il y aura un mort.

 

Au même moment, des émeutes éclataient à Sétif -dont le wali était Khélifa Bendjedid, le frère du Président. Des manifestants lui criaient : « Yanaal bouk bik bkhouk » (« Maudit soit votre père, toi et ton frère »). Un commissaire de police tirera sur la foule, tuant trois personnes. Il faudra que le chef de la DGSN vienne en personne demander pardon à la population et que de substantiels dédommagements soient consentis aux parents des victimes pour ramener un calme précaire et chargé de haine à l'endroit du wali et de la police.

Ces événements, bien que tus par les medias officiels, finirent par se savoir et soulevèrent l'indignation. Des campagnes d'information et de solidarité furent menées. C'est le PAGS qui en était l'initiateur et nous fûmes très offensifs, à ma grande satisfaction.

Ce que montrent ces événements, et qui sera vérifié par la grande manipulation d'octobre 88, c'est qu'il s'opérait alors une redistribution des cartes au niveau du pouvoir d'État et que les règlements de comptes entre factions du pouvoir n'allaient pas tarder à passer à la phase violente. La guerre des lâches n'était pas loin. Mais qui pouvait l'imaginer ?

 

 

 

EN GUISE DE CONCLUSION

 

 

En 1975, notre bien-aimé camarade, Abdelkader Alloula, mettait en scène sa pièce «Hammam Rabi ». Il y montrait des responsables de l'État sabotant la réforme agraire tout en s'adonnant au trafic de haschich. J'avoue que je n'avais pas compris que mon camarade et ami très cher donne une importance si grande à un fait que je pensais mineur et subalterne : le trafic de kif, au risque de brouiller le message politique de la pièce. Mais le poète voyait plus loin que l'horizon de la théorie. Aujourd'hui, des avions chargés de cocaïne colombienne atterrissent en plein Sahel africain ; la « blanche » est convoyée jusqu'aux ports algériens, tunisiens, libyens, pour se déverser sur l'Europe. Et c'est précisément à ce moment que les « terroristes d'AQMI » s'établissent dans cette zone...

Abdelkader, mon frère, c'est toi qui avais raison.

 

S.A. OUADAH (ancien militant du Pags). 26 avril 2012

 

Publié par Chiricahua-overblog

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