Mme Lagarde au FMI : un choix approprié
La nomination de Christine Lagarde au FMI, comme la mise à l’écart de DSK, n’a pas à nous intéresser outre mesure. Nous sommes mal placés pour donner un avis sur ce qui convient aux maîtres du monde. On peut seulement dire que cette nomination semble très logique dans les temps actuels. Elle est dans la ligne du FMI, qui préside actuellement, en Grèce, aux noces contrites, peut-être bientôt apocalyptiques, de la classe politique et de la spéculation financière. L’article de Charlotte Chabas dans le Monde du 12 mai dernier nous éclaire sur un épisode des agapes habituelles dans ces hautes sphères. On le publie par acquis de conscience. Cet épisode sera sans doute bientôt oublié, un buzz chassant l’autre, et la dame a l’air si franche et si sympathique. Elle l’avait si joliment dit à la télé : "Est-ce que vous croyez que j'ai une tête à être copine avec Bernard Tapie ? »
Comment l'affaire Tapie a rattrapé Christine Lagarde
Candidate déclarée à la présidence du FMI depuis le 25 mai, Christine Lagarde est menacée d'une enquête pour "abus d'autorité" dans l'arbitrage de l'affaire Tapie. Dix-huit ans après la vente litigieuse d'Adidas par le Crédit lyonnais et le début de ce feuilleton judiciaire, voilà la ministre de l'économie propulsée en première ligne d'un dossier qui pourrait lui coûter cher politiquement.
En 2008, l'affaire semblait pourtant se clore. Un arbitrage statuait en faveur de l'homme d'affaires Bernard Tapie, qui estimait avoir été floué lors de la vente d'Adidas, et condamnait le Consortium de réalisation (CDR) chargé de gérer le passif du Crédit lyonnais à lui verser 285 millions d'euros de fonds publics. Cependant, cet épilogue très critiqué continue d'agiter la classe politique.
DEUX DÉCENNIES DEVANT LES TRIBUNAUX
C'est cette décision de recourir à un arbitrage plutôt qu'à la justice traditionnelle dans ce litige tentaculaire que contestent des responsables politiques de gauche comme de droite. La saga judiciaire s'est en effet déroulée en deux temps.
Jusqu'en 2005, la bataille entre Bernard Tapie et le Crédit lyonnais se jouait devant la justice traditionnelle. Et le CDR semblait alors en passe de gagner la bataille. La Cour de cassation avait en effet cassé un jugement en faveur de Bernard Tapie, estimant que l'homme d'affaires ne pouvait se prévaloir d'un préjudice dans cette affaire.
Mais en 2007, le nouveau patron du CDR, Jean-François Rocchi, décide d'interrompre la procédure de justice traditionnelle. Les deux parties font alors le choix de recourir à un arbitrage, c'est-à-dire une procédure privée de règlement des litiges. La ministre de l'économie, Christine Lagarde, en poste à Bercy depuis juin 2007, intervient alors et ordonne la désignation de trois juges-arbitres pour trancher une bonne fois pour toutes ce litige de près de deux décennies. En 2008, ces arbitres se prononcent en faveur de Bernard Tapie et condamnent, en juin, le CDR à lui verser 285 millions d'euros, dont 45 millions au titre de "préjudice moral".
ARBITRAGE "AU DÉTRIMENT DE L'INTÉRÊT PUBLIC"
Début avril 2011, dans un courrier adressé à Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation, neuf députés socialistes demandent la saisine de la Cour de justice de la République (CJR). Ils estiment en effet qu'"un faisceau d'indices" tend à montrer que les décisions prises dans ce dossier "avaient pour objet de favoriser des intérêts particuliers au détriment de l'intérêt public".
Le président du MoDem met également en doute cette décision de recourir à un arbitrage. François Bayrou estime que "le recours à des arbitres 'privés' [est] contraire aux principes du droit public", ajoutant qu'il est "inimaginable que l'Etat puise dans la poche des contribuables pour un bénéfice privé, sans jugement, et même contre une décision de justice".
La ministre de l'économie se retrouve dès lors en première ligne sur le front judiciaire de l'affaire Tapie. D'autant que d'après des révélations du Canard enchaîné, Christine Lagarde avait intimé l'ordre aux hauts fonctionnaires siégeant au sein de l'Etablissement public de financement et de restructuration (EPFR), organe de tutelle du CDR, de voter en faveur du recours à l'arbitrage.
Christine Lagarde a justifié à plusieurs reprises ce choix. Pour "en finir avec cette histoire des années fric de la période Mitterrand", elle continue d'affirmer que l'arbitrage était légitime dans la mesure où il permettait d'éviter la poursuite "de douzaines de procédures, qui coûtaient une hémorragie d'honoraires à l'Etat".
LA MENACE D'UNE ENQUÊTE
Mardi 10 mai, le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, décide, en réponse à la requête des socialistes, de transmettre le dossier à la commission des requêtes de la Cour de justice de la République. Selon lui, "de nombreux motifs de suspecter la régularité, voire la légalité du règlement arbitrel" justifient l'ouverture d'une enquête. Un "événement majeur" pour les députés à l'origine de la saisine.
Trois éléments jouent contre Christine Lagarde. En premier lieu, celui d'avoir donc recouru à un arbitrage plutôt qu'à la justice traditionnelle alors que de l'argent public était en jeu. Le CDR était en effet chapeauté par l'EPFR, un établissement public administratif. Or un texte du code civil prohibe le recours à l'arbitrage lorsque les intérêts de l'Etat sont en jeu.
Le parquet général s'interroge par ailleurs sur les conditions d'évaluation des sommes accordées à Bernard Tapie et sur l'impartialité des arbitres.
Enfin, la ministre devrait s'expliquer sur son refus d'exercer un recours contre la sentence arbitrale. Christine Lagarde se défend en certifiant que cette décision était justifiée par les avis juridiques dont elle disposait, et selon lesquels les chances pour l'Etat d'obtenir gain de cause étaient " très faibles". Pourtant, Le Canard enchaîné et Mediapart avaient révélé, à l'époque, que deux des quatre avocats consultés, Jean-Pierre Martel et Benoît Soltner, étaient très favorables à un recours contre Bernard Tapie.
Mediapart a par ailleurs a fait état vendredi 10 juin de l'existence de liens entre un membre du tribunal arbitral, Pierre Estoup, et un avocat de Bernard Tapie, dont madame Lagarde aurait eu connaissance, sans pour autant récuser M. Estoup.
"VICTIME DES ORDRES DE NICOLAS SARKOZY"
Derrière les soupçons qui pèsent sur Christine Lagarde plane aussi l'ombre de Nicolas Sarkozy. Le chef de file des députés PS, Jean-Marc Ayrault, avait défendu l'idée, dans un communiqué, que "tout, dans cette affaire, relève du copinage d'Etat : l'interventionnisme du président de la République et des plus hautes autorités de l'Etat".
Un argument repris par Ségolène Royal, candidate à la primaire au PS pour la présidentielle de 2012. Elle a affirmé, mercredi 11 mai, que la ministre de l'économie était "sans doute victime des ordres de Nicolas Sarkzoy" dans le règlement de l'affaire. Selon elle, la procédure d'arbitrage en faveur de Bernard Tapie "est un arrangement, le paiement sans doute d'un soutien" de l'homme d'affaires à Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle de 2007.
L'amitié entre le président et Bernard Tapie alimente en effet le scandale. Le rapprochement entre les deux hommes date du passage de Nicolas Sarkozy au ministère des finances en 2004. Après l'élection de ce dernier à la tête du pays en 2007, Bernard Tapie avait invité à la fusion des partis radicaux de gauche et de droite pour rejoindre la "majorité présidentielle" de Nicolas Sarkozy. Un soutien politique de taille à l'époque.
La ministre de l'économie a toujours fermement nié ces accusations de connivence. Invitée par France 3 en juillet 2008, peu après l'annonce de la décision arbitrale, elle avait ironisé sur le plateau du journal télévisé : "Est-ce que vous croyez que j'ai une tête à être copine avec Bernard Tapie ? Est-ce que vous pensez que j'ai reçu des instructions pour le protéger ?" Autant de questions auxquelles elle avait répondu d'un "non" catégorique.
LES POURSUITES POSSIBLES
Le dossier est donc désormais entre les mains de la commission des requêtes de la CJR. Elle devra déterminer s'il y a lieu de saisir cette dernière, seule juridiction capable de juger les crimes et délits commis par des ministres en fonction. L'abus de pouvoir, dont est menacée la ministre de l'économie, est un délit passible de cinq ans de prison et de 75 000 euros d'amende. Selon le parquet général, une telle procédure pourrait également annuler la sentence de juillet 2008.
Face à ces risques, la ministre a fait part de sa "sérénité", estimant qu'il n'y avait "aucun élément nouveau apporté au fond du dossier". Elle a également annoncé qu'elle ne renoncerait pas à sa candidature si la CJR devait décider de se saisir de ce dossier. L'entourage de Christine Lagarde a rapidement minimisé la portée de la décision du procureur Nadal, expliquant à l'AFP que "c''est une étape normale de la procédure " qui "va permettre à Mme Lagarde de produire à nouveau toutes les informations en sa possession et de démontrer l'absence de fondement de ce dossier".
Reste qu'au-delà du volet strictement juridique de l'affaire, la ministre de l'économie risque gros sur le plan politique. Jusqu'ici pièce-maîtresse du gouvernement, Christine Lagarde fêtait, mardi 10 mai, un record de longévité à ce poste. Depuis 2007, la ministre a su se rendre peu à peu indispensable dans le gouvernement Fillon, où ses compétences et sa parfaite maîtrise de l'anglais se révèlent précieuses, surtout en cette année de présidence française du G20. Mais à un an de la présidentielle, Christine Lagarde pourrait devenir embarrassante au sein de la majorité si la procédure engagée mardi conduisait à l'ouverture d'une enquête.
Charlotte Chabas. Le Monde.fr, 12 mai 2011.