L’Etat algérien doit-il encore garder le fil à la patte ?
Par Saoudi Abdelaziz, 1er juillet 2011
En Algérie, le débat sur le rôle des services de sécurité occupe les esprits. Il a été relancé par les courageuses déclarations de Abdelhamid Mehri, désignant un « système occulte global », comme l’obstacle principal à toute politique de réforme.
Depuis le début de l’année, à intervalles réguliers, des points de vue d’experts indépendants alimentaient ce débat dans les médias. Ces expertises deviennent des références, les autres points de vue restent des hypothèses sans preuves académiquement légitimes, contrairement à celle des experts habilités par leurs titres universitaire universitaires. Mais l’atout des points de vue dissidents, ce sont des preuves plus authentiques : la connaissance diffuse accumulée pendant des décennies, et qui aujourd’hui donnent aux Algériens un flair politique redoutable.
Les experts de la communauté du renseignement
On a ainsi pu lire coup sur coup, en juin, deux interventions d’experts, celles de Tewfik Aclimandos en Egypte et de Mohamed Chafik Mesbah en Algérie. Le cursus de M. Aclimandos ne nous est pas connu, M. Mesbah quant à lui est un officier supérieur du DRS à la retraite, membre de diverses institutions académiques. Leurs analyses documentées se recoupent étrangement, mais on ne s’en étonnera pas, sachant l’extrême fluidité de la communication au sein de la communauté internationale du renseignement, en particulier entre les Algériens et les Egyptiens.
Tewfik Aclimando conclut ainsi son expertise, rapportée avant-hier dans la Nation : « L'élaboration d'offres pour des réformes concrètes des services de sécurité exige l'accès aux informations que les chercheurs n'ont simplement pas. Elle doit aussi attirer plusieurs sortes de connaissance, particulièrement dans les études organisationnelles, la politique publique, l'évaluation de politique publique, la relation entre des autorités gouvernementales et locales nationales et plus généralement la science politique, l'anthropologie et l'expérience pratique. Aujourd'hui la question centrale est comment desserrer l’étau de ces institutions sur la société égyptienne et l'élaboration de politique étrangère. Je ne pense pas qu'il est possible de reformer un régime ou des institutions en leur demandant de se suicider, ou même en donnant cette impression. »
En Egypte, c’est la prééminence de Souleïman et des services que les Egyptiens ont condamnée. L’armée égyptienne s’est tue jusqu’au tournant de la bataille des chameaux et de la victoire populaire dans les rues. C’est cette hégémonie confirmée de la révolution qui l’a décidé à sortir de la réserve.
L’armée égyptienne n’était pas muette par décision délibérée, elle avait été dévitalisée, neutralisée politiquement pendant près de quatre décennies. Cette neutralisation est sans doute une des raisons qui ont conduit aux impasses dans la cohésion nationale, dans les politiques intérieure et internationale de Sadate, puis de Moubarak. Le peuple Egyptien savait ce qu’il faisait, en refusant à Souleiman d’assumer la transition comme le souhaitait le triangle oligarches-Américains-Israëliens.
L’appel du peuple au soutien de l’Armée pour aider à dénouer la crise signifiait d’abord la volonté de mettre à l’écart des Moukhabarat dans la conduite de la transition.
Des changements immédiats impossibles?
De son côté, Mohamed Chafik Mesbah se pose la question dans Le Soir d’Algérie : « Faut-il faire du démantèlement des services de renseignement algériens un préalable à la mise en œuvre d’un processus de transition démocratique ? » Plus loin il répondra : « Pour l’heure présente, il ne sert à rien d’ergoter sur l’influence jugée excessive du DRS sur la vie politique nationale." Il conclura : « Seul un véritable processus de transition démocratique, néanmoins, pourra entraîner le repositionnement institutionnel des services de renseignement, conformément aux canons du système démocratique, avec le recadrage de leur mission autour d’impératifs liés à la sécurité nationale, exclusivement. Cette reconversion ne saurait intervenir juste à la faveur de sautes d’humeur de responsables officiels, puissants pour le moment ou de vœux pieux, candidement évoqués par des leaders de l’opposition, eux-mêmes sans prise sur les réalités ».
A propos du DRS, puissance spectrale mais très réelle, on a compris le message délivré. En substance : « Il faut nous faire confiance, on est des patriotes, les choses doivent se faire progressivement, au rythme des changements dans tous les domaines. Le DRS fait ce que l’ANP décide. Les services s’adapteront naturellement lorsque vous-mêmes les Algériens aurez appris à prendre votre destin en main ».
« Pour l’heure présente, il ne sert à rien d’ergoter sur l’influence jugée excessive du DRS sur la vie politique nationale », conseille M. Mesbah.
En clair, c’est leur devoir patriotique : les Algériens et leur Etat sont appelés à garder encore le fil à la patte.
Dans la vie politique, les services de sécurité interviennent certes à travers les réseaux du DRS, mais on ne connait pas tous les autres services intervenant dans le contrôle social, ni tous les organigrammes, ni qui fait quoi. Ce complexe de surveillance et de gestion politique est très impliqué dans la crise générale de l’Etat algérien. Ce ne sont pas des services de l’Etat comme les autres. Ils sont, de manière multiforme, depuis plusieurs décennies, en position de prééminence autonome dans la conduite de l’Etat, même si nous avons assisté depuis quelques années à des tentatives de réhabilitation de la fonction présidentielle qui était devenue avec Chadli, un simple instrument du système occulte, mis en place après la mort de Boumediene.
L’opinion pèsera sur les choix décisifs
Ce système a prospéré sous un président falot, mais il a des capacités de résistance accrues avec un président malade, sans forcément détenir, comme au temps de Chadli, la clef du bureau présidentiel. De nombreux Algériens savent que l’occultation du pouvoir de décision a facilité le développement, sur une vaste échelle, des ententes prédatrices de type mafieux, l’atomisation de l’opinion publique et les failles provoquées délibérément dans la cohésion nationale, à l’abri du développement des formes antidémocratiques et autoritaires de gestion politique. Cette vision manipulatrice est aussi à l’origine des graves erreurs dans la lutte antiterroriste et dans l’activité des Forces spéciales de l’armée.
Ce qui est en jeu, ce n’est évidemment pas la nécessité de l’existence des services de sécurité, mais M. Mehri a raison : il faut en finir avec les mécanismes obliques a-constitutionnels de gestion des affaires de l’Etat, avant même d’envisager le redéploiement de la vie politique sur des bases réformées.
Des mesures immédiates semblent possibles. Les services comportent sans doute une grande majorité d’officiers compétents et patriotes, comme dans toutes les structures de l’Etat. Il faut remettre ces services dans le giron de l’armée et de son chef institutionnel pour ce qui est des tâches de défense et de sécurité nationale, interdire les immixtions dans la vie politique, dans le fonctionnement des partis, des syndicats, des associations, des médias, y compris les médias publics. Il faut aussi confier pleinement aux juges indépendants, de plus en plus nombreux et de plus en plus compétents, et aux brigades financières spécialisée qui leur sont adjointes, la conduite de la lutte contre la corruption.
En Egypte comme en Algérie, les débats continuent. Leur issue n’est pas encore tranchée. Il faut prendre encore le temps de discuter, d’échanger. Ce n’est pas du temps perdu, car les Algériens de toutes catégories sociales le mettent à profit pour accumuler rapidement, à travers les luttes sociales et les représentations qu’ils font émerger de leur sein dans ces luttes, une expérience nouvelle de la cohésion sociale et nationale. Une opinion publique saine et vigoureuse émerge déjà et pèsera de tout son poids sur les choix décisifs, le moment venu.
Saoudi Abdelaziz