John le Carré un mois après l’Attentat
L’auteur anglais de la Taupe et de L’Espion venu du froid a écrit une Tribune prémonitoire dans le journal Le Monde, un mois après les attentats du 11 septembre 2001.
Le théâtre de la terreur
(…) Et voilà que, du jour au lendemain, grâce à Ben Laden et ses lieutenants, tous nos dirigeants sont devenus des hommes d'Etat de stature internationale, faisant de beaux discours d'inspiration visionnaire dans de lointains aéroports qui leur servent de tremplins électoraux.
Le terme malheureux de "croisade" a été prononcé, et pas seulement par le signor Berlusconi. A l'évidence, parler de croisade relève d'une savoureuse méconnaissance de l'histoire. Berlusconi se proposait-il vraiment de libérer les lieux saints de la chrétienté et de pourfendre les infidèles ? Et Bush avec lui ? Et serait-il déplacé de ma part de rappeler que nous les avons perdues, les croisades ? Mais tout est pour le mieux : la petite phrase du signor Berlusconi a été déformée, et la référence présidentielle devient caduque.
Pendant ce temps-là, M. Blair joue à plein son nouveau rôle de vaillant porte-parole de l'Amérique. Blair s'exprime d'autant mieux que Bush s'exprime mal. Vu de l'étranger, dans ce duo, c'est Blair qui fait figure de dirigeant expérimenté et inspiré jouissant chez lui d'une assise populaire inébranlable, alors que Bush - qui ose encore le dire, aujourd'hui ? - s'est fait élire dans des conditions plus que douteuses.
Mais de quoi est-il représentatif au juste, ce Blair, dirigeant expérimenté ? L'un et l'autre sont actuellement au plus haut dans les sondages mais, s'ils ont bien appris leurs leçons d'histoire, tous deux sont forcément conscients qu'une cote de popularité élevée au premier jour d'une opération militaire risquée à l'étranger ne garantit en rien une victoire aux élections.
A combien de cadavres de GIs résistera le soutien populaire de M. Bush ? Certes, après l'horreur des attentats sur le sol américain, le peuple crie vengeance, mais il atteindra vite son seuil de tolérance à la vue du sang versé par d'autres compatriotes.
A en croire l'Occident tout entier (hormis quelques voix discordantes en Grande-Bretagne), M. Blair
est l'éloquent chevalier blanc de l'Amérique, le loyal et intrépide protecteur de cet enfant si fragile né dans les flots de l'Atlantique : la "relation privilégiée". Savoir si cela lui attirera les faveurs de l'électorat est une autre affaire, parce qu'il a été élu pour sauver le pays du déclin et non d'Oussama Ben Laden.
L'Angleterre qu'il mène au combat est un monument érigé à soixante ans d'incurie administrative. Nos systèmes de santé, d'éducation et de transports sont exsangues. Il est de bon ton ces temps-ci de direqu'ils sont dignes de ceux du tiers-monde, mais certains pays du tiers-monde s'en sortent beaucoup mieux que la Grande-Bretagne. L'Angleterre que gouverne Blair est rongée par le racisme institutionnalisé, la domination de l'homme blanc, une police désorganisée, une justice engorgée, une richesse privée indécente et une pauvreté collective honteuse et parfaitement évitable. Lors de sa réélection, marquée par un abstentionnisme record, Blair a reconnu l'existence de ces maux et s'est humblement engagé à les éradiquer.
Alors, quand vous captez les vibrants trémolos dans sa voix de va-t-en-guerre malgré lui et vous laissez gagner par sa rhétorique bien huilée, soyez aussi réceptif à l'avertissement subliminal qu'il vous envoie peut-être : sa mission envers l'humanité est si capitale qu'il vous faudra attendre encore un an pour votre opération urgente à l'hôpital et bien plus pour avoir droit à des trains ponctuels et sûrs. Je ne suis pas sûr que ce soit avec ça qu'il remporte les législatives dans trois ans. A le regarder et à l'écouter, je ne peux m'empêcher de penserqu'il vit dans un rêve et avance sur une planche qu'il se savonne lui-même.
J
'ai employé le mot "guerre". Je me demande si Blair et Bush ont jamais vu un enfant déchiqueté par une explosion ou un camp de réfugiés sans défense atteint par une bombe à fragmentation. Nul besoin d'avoir été témoin de ce genre d'horreurs pour faireun bon chef des armées, et je ne souhaite cette expérience ni à l'un ni à l'autre. Mais il n'en reste pas moins que j'ai peur chaque fois que je vois le visage d'un politicien novice illuminé par une aura guerrière et que j'entends sa voix distinguée m'exhorter au combat.
Et s'il vous plaît, monsieur Bush, je vous en supplie, monsieur Blair : laissez Dieu en dehors de tout ça. Imaginer que Dieu s'implique dans des guerres revient à lui imputer les pires folies des hommes. Si nous le connaissons un tant soit peu, ce que je me garderais bien d'affirmer, Dieu préfère les largages de nourriture efficaces, les équipes médicales dévouées, le confort matériel et des tentes solides pour les sans-abri et les miséreux. Dieu préfère que nous fassions amende honorable pour nos péchés passés et que nous nous employions à les racheter. Il nous préfère moins cupides, moins arrogants, moins prosélytes, moins méprisants à l'égard des déshérités.
Ce n'est pas un nouvel ordre mondial, pas encore, et ce n'est pas la guerre de Dieu. C'est une opération de police atroce, nécessaire, dégradante, visant à pallier la faillite de nos services de renseignement et l'aveuglement politique avec lequel nous avons armé et utilisé les intégristes islamistes afin qu'ils luttent contre l'envahisseur soviétique, pour leur abandonnerensuite un pays dévasté et sans gouvernement. En conséquence, il nous incombe, hélas, de traquer et punir une bande de fanatiques religieux néo-médiévaux qui tireront de cette mort dont nous les menaçons une dimension mythique.
Et une fois que ce sera fini, ce ne sera pas fini. L'émotion suscitée par l'élimination de Ben Laden grossira les rangs de ses armées de l'ombre au lieu de les rompre, ainsi que l'arrière-garde de sympathisants silencieux qui leur fournissent le soutien logistique. L'air de rien, entre les lignes, on nous invite à croire que l'Occident s'intéresse avec un regain de conscience au problème des pauvres et des sans-abri de cette planète. Et peut-être en effet que de la peur, de la fatalité et de la rhétorique est née une moralité politique d'un genre nouveau.
Mais quand les armes se tairont pour laisser place à une paix apparente, les Etats-Unis et leurs alliés resteront-ils fidèles au poste ou, comme à la fin de la guerre froide, raccrocheront-ils leurs godillots pour retourner cultiver leurs jardins ? Des jardins qui ne seront plus jamais les havres d'antan.
John Le Carré. Tribune publiée dans Le Monde du 18 octobre 2001