Jijel et son complexe de Bellara : réalité ou mythe ?
Par Zineddine Sekfali
Il y a un peu plus de trente ans, plusieurs membres du gouvernement, accompagnés de quelques hauts fonctionnaires, effectuaient une visite de travail dans la wilaya de Jijel pour s’enquérir sur
place de l’état d’avancement d’un certain nombre de projets économiques et sociaux.
Parmi ces projets qui étaient tous importants, il y avait celui que l’on appelle depuis lors le complexe sidérurgique de Bellara, du nom du site qui fut choisi de préférence à celui de Settara (ex-Catinat). Les deux endroits sont proches de la ville d’El-Milia avec cette différence que celui de Settara se trouve sur la route de Collo-Skikda, dans une zone montagneuse et accidentée (pour l’histoire : le nom de Settara fut donné à la localité en question en souvenir de la sanglante bataille, qui y eut lieu en avril 1958), tandis que celui de Bellara se trouve dans la plaine de l’oued El- Kebir qui prolonge l’oued Rhumel, et commande le passage entre Constantine et Jijel, via les gorges d’El- Hammam. (Pour l’histoire, c’est dans cette région que les insurgés conduits par un religieux illuminé nommé Belharch et d’autres marabouts prédicateurs ont tué, en août 1804, le bey Osman qui les pourchassait pour avoir attaqué Constantine).
Chacun de ces deux sites avait ses avantages et ses inconvénients. Le facteur relief a été très certainement déterminant dans le choix du terrain de Bellara. Celui-ci est en effet plat, quasiment rectangulaire, formé d’un seul tenant, et couvre une superficie d’environ 5 kilomètres carrés. Il est intéressant de rappeler à ce propos que le dossier du complexe sidérurgique — études de faisabilité, études économiques, études techniques… — avait été lancé à la fin des années 1970 par l’ex-ministère de l’Industrie (MIE), puis pris en charge et piloté par le ministère de l’Industrie lourde dont le titulaire fut, jusqu’à la fin de l’année 1981, M...Mohamed Liassine, polytechnicien, ancien membre du staff de la Société nationale de sidérurgie (SNS) et ancien cadre supérieur du ministère de l’Industrie et de l’Energie. Le ministère de l’Industrie lourde a disparu lors du remaniement gouvernemental de 1984.
Un autre élément avait été également pris en considération dans le choix du site de Bellara. Le complexe sidérurgique envisagé avait en effet besoin d’un port pour le transport, tant à l’importation qu’à l’exportation, d’importantes quantités de minerai de fer, et de produits sidérurgiques pondéreux, finis ou semi-finis. Rappelons qu’à cette époque, on disait que ce complexe allait fabriquer, en plus du fer à béton et autres pièces en fer et en acier, des plaques et des tôles destinées notamment à la fameuse usine automobile Fatia qu’on avait envisagé de construire près de Tiaret. Tout le monde sait que ce projet a malheureusement été abandonné en 2007 : pendant des années, Fatia, que les habitants de Tiaret attendaient avec beaucoup d’impatience, avait joué au «serpent de mer», avant de disparaître totalement ! Mais s’agissant du port réservé au complexe sidérurgique, il devait être très proche dudit complexe, spécialement équipé, et assez étendu, pour des raisons de rentabilité économique évidentes. Or, le port de Jijel ne pouvait convenir, parce qu’il est petit, a un faible tirant d’eau, est périodiquement menacé d’ensablement, et n’est susceptible, croit-on savoir, d’aucune extension significative.
C’est pour toutes ces raisons qu’on a donc décidé de construire à Djendjen la nouvelle et imposante infrastructure portuaire qui porte le même nom. Ce grand port est aujourd’hui géré par une entreprise émiratie spécialisée dans la direction et l’administration des grands ports. Il convient par ailleurs d’indiquer que le port de Djendjen n’est pas la seule infrastructure d’accompagnement induite par la construction du complexe de Bellara.. Comme n’importe quel autre investissement structurant, ce complexe est en effet au centre d’un ensemble intégré de projets, différents par leur objet et leur utilisation, mais qui se combinent les uns aux autres au profit de l’investissement central, en l’occurrence le complexe lui-même. Tous ces projets, étaient appelés à transformer radicalement les données économiques, sociales et démographiques de la wilaya de Jijel et de ses environs, grâce aux effets en chaîne qu’ils devaient déclencher au niveau des activités de sous-traitance, des services, et des emplois directs et indirects… D’où l’intérêt avec lequel la population de Jijel suivait l’évolution de ce projet industriel, qui visait à mettre fin à son isolement et à son sous-développement. L’activité économique de wilaya de Jijel est en effet presque exclusivement dédiée à l’agriculture, une agriculture vivrière pratiquée dans de rares et étroites plaines, et dans une bien moindre mesure, dans les montagnes qui occupent la plus grande partie de son territoire. On pratique aussi depuis des lustres à Jijel et depuis peu à Ziama Mansouriah la pêche côtière ; mais il faut bien admettre que ce n’est là qu’une activité faible et peu rentable : on ne connaît pas dans cette wilaya de patrons pêcheurs ou de pêcheurs millionnaires ! Le littoral de la wilaya dispose, certes, d’intéressantes potentialités touristiques et connaît durant la période estivale une assez forte activité touristique, mais il ne s’agit là que d’un tourisme local, limité dans le temps, et qui, en définitive, est sans grand apport pour l’économie et le commerce de la wilaya.
Comme c’est le cas partout ailleurs en Algérie, il reste beaucoup à faire pour que se développe dans cette wilaya une industrie touristique digne de ce nom. Or, le complexe sidérurgique tarde à voir le jour, car il faut se rendre à l’évidence : les projets et structures d’accompagnement du complexe ont pratiquement tous été achevés, mais l’usine de sidérurgie n’est malheureusement pas encore sortie de terre ! Pire que cela : son terrain d’implantation est prêt à l’accueillir et l’attend depuis déjà plusieurs années. On y a en effet procédé à de coûteux terrassements et construit des digues protectrices contre les inondations ; on y a effectué des travaux pour le drainage des eaux pluviales ; on y a creusé des forages ; on a procédé aux raccordements aux réseaux d’assainissement et d’eau potable, ainsi qu’aux réseaux d’électricité et de gaz ; on a relié le site au réseau routier et à la voie ferrée ; une clôture d’environ 14 km et des locaux à usage administratif et d’habitation, ont été construits… De grandes infrastructures ont été réalisées et sont entrées en activité, comme la ligne de chemin de fer Jijel-Djamal-Ramdane, grâce à laquelle la ville et la wilaya de Jijel sont désormais reliées au réseau ferroviaire national, la gare de triage de forte capacité à Bazoul (entre Jijel et Taher), et plusieurs petites gares ferroviaires dans les localités traversées. Une puissante centrale thermoélectrique a été construite et prise en charge par Sonelgaz. L’aéroport Ferhat-Abbas, situé au lieu-dit El Achouat, près de Taher, a été réaménagé et équipé. Une route à grande vitesse relie désormais Jijel à Constantine. Enfin, en relation avec ce complexe qui est fortement consommateur d’eau, on a construit l’imposant barrage de Béni Haroun (wilaya de Mila), qui subvient en outre aux besoins en eau potable de Constantine et d’autres localités de la région.
Cependant, le complexe sidérurgique de Bellara n’a pas cessé ces dernières vingt années de faire l’objet d’une étrange et regrettable valse- hésitation. A plusieurs reprises, il a failli changer de destination. Il a vu défiler une bonne dizaine de délégations étrangères qui paraissaient pour la plupart d’entre elles s’y intéresser sérieusement et une bonne demi-douzaine de repreneurs ou investisseurs potentiels. Sans entrer dans les détails de ces nombreux va-et-vient et des tractations qui ont eu lieu, sur lesquelles du reste je ne dispose pas d’informations précises, je rappellerai que le site a failli se transformer en «zone franche» en vertu d’un décret du 05/04/1997, abrogé dix ans plus tard par un autre décret, au motif, disait-on, que l’Algérie allait adhérer à l’OMC (ce qui, soit dit en passant, n’a pas encore été fait !).
Du côté des investisseurs, on sait que le site a intéressé la firme italienne Danieli qui, après de longues tractations relatives à une remise ou une réduction sur le prix du gaz qu’elle réclamait, a renoncé au projet. Arcelor- Mittal, alors au firmament de sa splendeur, a lui aussi voulu s’y implanter mais n’a pas réussi, vu probablement ses déboires au complexe d’El Hadjar. Un groupe égyptien qui voulait construire une aciérie et un laminoir a paru très intéressé par le site, mais suite, semble-t-il, aux incidents survenus lors des déplacements de notre équipe nationale de football au Caire puis à Omdurman, ce projet égyptien est tombé à l’eau. On sait que le groupe algérien Cevital s’y est lui aussi intéressé, puis y a renoncé, sans que l’on sache pourquoi. De son côté, la firme française Renault, à qui on aurait proposé d’y construire une usine d’automobiles, s’est montrée très réservée et préférerait, laisse-t-on entendre, installer son usine à Rouiba selon les uns, à Mostaganem, selon d’autres. Enfin, on a récemment appris non sans plaisir que le complexe sidérurgique sera en définitive réalisé par un groupement mixte algéro-arabe, comprenant du côté algérien Sider et le Fonds national d’investissement avec 51% des actions, et du côté arabe deux firmes qataries, avec 49% des actions. L’accord aurait été signé par les partenaires à la fin de l’année dernière, selon la presse. Espérons que les procédures administratives vont être accélérées, que les capitaux seront vite mobilisés et mis sans délai à disposition des opérateurs, que les travaux seront rapidement lancés, conduits et suivis avec professionnalisme et rigueur.
Prions tous pour que la «chkoumoune » et le «mauvais œil» qui ont sévi contre ce projet industriel d’envergure durant tant d’années disparaissent à tout jamais. Plus sérieusement : faisons tous
en sorte que le complexe sidérurgique de Bellara ne subisse pas le même sort que celui qu’a connu le projet Fatia de Tiaret. «Un serpent de mer» ça va encore, mais deux «serpents de mer» dans le
seul secteur industriel, c’est trop !
Zineddine Sekfali,
11 juin 2012. Le Soir d’Algérie