Houari Mouffok ou la "question du problème", par Badr’Eddine Mili
DR. http://www.youtube.com/watch?v=L9uU...
Houari
Mouffok repose, désormais, dans cette petite cuvette de Béni-Messous qui, vue de son promontoire rocailleux, donne l’impression d’être une mosaïque constellée de cristaux blancs plantés, là, par
le cercle disparu des derniers justes, au milieu de la garrigue et du maquis d’une falaise qui a perdu, depuis longtemps, le contact avec la mer.
Si peu a été dit ou écrit sur ce symbole de la jeunesse engagée des années 1960, un homme bien singulier, secret et insaisissable, retranché derrière la cuirasse blindée d’un
visage léonin dominé par des pommettes saillantes, taillées au burin et des paupières lourdes comparables à celles d’un Charles Bronson.
Les sévices qu’il endura durant sa détention, au lendemain du 19 juin 1965, sont, pour beaucoup, dans l’aura qui l’a entouré, de son propre vivant, davantage soulignée par la
rareté des témoignages et des documents historiques consacrés au personnage et à la période où il fit irruption et en sortit, avec la fulgurance et les mystères d’une étoile filante, un sort
malheureux partagé par Hadj Ben Alla, Mohamed Séghir Nekkache et nombre de dirigeants proches du Président Ahmed Ben Bella, emprisonnés, mis au secret ou déportés au Sahara, sans procès et en
violation de leurs droits humains les plus élémentaires.
A l’exception de son ouvrage Parcours d’un militant étudiant, de l’UGEMA à l’UNEA , peu disert et assez mesuré, et d’une contribution parue il y a deux ans dans les colonnes
d’El Watan, réhabilitant les concepts-clefs du socialisme, dans un style sobre et didactique, il est difficile de trouver d’autres repères pour retracer, de façon détaillée, l’itinéraire de celui
que certains de ses fidèles présentent comme une icône du militantisme de gauche. Pour l’avoir côtoyé, pendant quelques mois, de son élection, en 1963, à la présidence de l’UNEA jusqu’à la
manifestation des étudiants à la rue Didouche-Mourad à laquelle le Comité exécutif appela à la suite du coup d’Etat dirigé par le colonel Houari Boumediène, premier vice-président et ministre de
la Défense, j’ai pu réunir, à la lumière des événements, des actions et des débats auxquels je pris part, au sein des instances de l’Union, quelques éléments d’information et d’appréciation qui
peuvent aider à comprendre certains aspects de la personnalité du dirigeant patriote et progressiste qu’il fut.
D’abord, l’image qui s’impose à celui qui le rencontre, pour la première fois, avant même qu’il ne parle, est celle de sa modestie et de sa mise simple et économe de fils du
peuple, héritée de son enfance passée à la médina d’Oran dont il garda, vivace, le culte de la proximité avec les petites gens et le ferme espoir d’une revanche méritée sur la vie d’indigène sans
horizon, imposée par l’occupation aux jeunes Algériens.
Les penchants pour le rationalisme et les sciences lui firent, très tôt, entrevoir, en Algérie puis en RDA, les perspectives démocratiques et populaires sur lesquelles
devaient, à son sens, déboucher la conquête de l’indépendance et son prolongement naturel, la Révolution socialiste.
C’est pourquoi, on peut estimer que ses choix idéologiques et politiques qui recoupaient, au demeurant, par leurs motivations, leurs exigences morales et leur part de combat,
ceux de beaucoup d’étudiants formés, ici et à l’étranger, étaient, déjà clairs… Avant même son accession à la tête du mouvement estudiantin post-libération.
Ils traduisaient la légitimité des aspirations de tout un peuple à la justice, au progrès social, à la réappropriation des ressources du pays, au savoir et au travail… Tout en
s’attachant à ne pas rompre avec l’esprit et la lettre de l’héritage de l’AEMNA et de l’ Ugema et avec le travail investi par les aînés pour faire des élites l’épine dorsale du pouvoir d’Etat
renaissant. On décelait cette vigilante précaution dans ses discours magistralement improvisés, équilibrés, sans fioritures et, par-dessus tout, construits autour d’une logique imparable et des
convictions d’un seul tenant, insécables.
Il avait le don d’expliquer les idées les plus complexes avec les mots de tous les jours, en évitant les pièges du sectarisme et les étiquettes infamantes de
l’époque.
Il n’avait pas besoin d’invoquer, à tout bout de champ, ses classiques, pour illustrer une revendication politique ou sociale incontestable, ainsi que certains membres de son
entourage, intellectualistes sophistiqués et déconnectés des réalités de la société le faisaient, systématiquement, en puisant dans ce bréviaire de quoi étaler un vernis idéologique sans valeur
ajoutée quant au bien-fondé de «la vérité révolutionnaire» dont ils disaient être les détenteurs de droit.
C’est certainement de cette rigueur et de cette fidélité, rare, aux engagements proclamés, qu’il tenait le plus clair de son charisme, un charisme qui transparaissait, aussi,
de son regard perçant, tout le temps, en quête, chez l’autre, d’un éclair de compréhension et d’entendement.
J’avais noté qu’il savait également être pragmatique et réaliste lorsque les conditions du moment lui demandaient de quitter le costume trop étroit de l’orthodoxie et de
descendre du piédestal de l’autorité.
Il avait, ainsi, beaucoup travaillé, conformément aux résolutions du congrès fondateur, à sauvegarder l’autonomie de l’Union vis-à-vis du pouvoir, à clarifier les contenus
économiques et socioculturels du choix du socialisme comme modèle de développement national, à nouer des alliances stratégiques avec le monde ouvrier, les autogestionnaires paysans et les
intellectuels engagés, à défendre un enseignement supérieur démocratique et de qualité ainsi que les franchises universitaires contre les tentatives de caporalisation et d’entrisme des lobbies et
des officines occultes.
Et lorsqu’il fut interpellé sur des problématiques ultra-sensibles, pour la période, comme la place de la langue arabe dans l’éducation nationale ou l’appartenance identitaire,
il ne se déroba pas et fit connaître des positions courageuses qui lui attirèrent des inimitiés tenaces et rancunières qui expliquent, en partie, le triste sort qui lui fut réservé après
1965.
Pour gérer l’ensemble de ces problématiques et permettre à l’Unea de peser sur l’orientation des décisions du gouvernement, il avait, tout de suite, compris qu’il lui fallait forger un instrument
organique structuré et pourvoyeur de cadres militants, syndicalement et politiquement, capables d’intervenir, à tout moment, pour se mobiliser et mobiliser autour des tâches d’intérêt social et
national.
C’est sous cet angle-là qu’il fallait percevoir les initiatives qu’il prit pour systématiser les actions de formation, inaugurées au premier séminaire tenu à Boumerdès, en
1963, en présence de plusieurs dizaines de responsables destinés à devenir les prétoriens du mouvement.
En lançant le chantier de reconstruction du village des Ouadhias détruit par le napalm, durant la guerre, en même temps que le volontariat, le reboisement de l’Arbatache, la
médecine rurale, l’alphabétisation de masse et la culture pour tous, il voulait, aussi, démontrer que l’alliance des étudiants avec les travailleurs, les femmes et les autres secteurs de la
jeunesse n’était pas un slogan creux et démagogique. Ceci dit, il serait erroné de laisser penser que la place acquise, par l’Unea, sur l’échiquier politique d’alors, était de son seul
fait.
Celle-ci était une organisation dont le fonctionnement était réglé sur le mode collégial. Le Comité directeur et le Comité exécutif, le Conseil et le Comité de section d’Alger
étaient des instances délibérantes et exécutives, représentant des centaines d’étudiants venus de l’intérieur et de l’extérieur du pays et dont les débats contradictoires et houleux étaient la
marque caractéristique de leurs assemblées générales et autres réunions.
Ces instances comptaient dans leurs rangs des militants issus, en général, des milieux populaires, comme Saha Malek, Noureddine Zenine, Djamel Labidi, Djelloul Nacer, Salhi,
Hadjadj, Mazouzi, Medjamia, Temime, Korba, Aït-Saïd, Keddar, Badis, Othmani, Sidi Boumediène, Mili, Aïssaoui, Lardjane, Belarbi, Khellaf, Tabti, Medjahed, Oussedik, Khelladi, Kitouni, Benhacène,
Taoutaou, Boukhari, rejoints par la suite, par Ouchérif, Mahdi, Saâdi, Bouhamidi, Belloufa, Houri, Malika Abdelaziz, Mouny Berrah, Dzanouni, en compagnie de nombreux sympathisants actifs comme
Mérabia, Djebbara, Kherroubi, Benaï, Maherzi, Nezzari, Sebti, Benziane, Bouzida, Houssinat, Merdaci, Ounis, Amar, Mami, Lekouaghet, Foury… et j’en oublie involontairement…
Par ailleurs, la classe politique et syndicale ne se limitait pas à la seule Unea.
Les militants de l’ex-PCA, dissous, en septembre 1962, par le Président Ben Bella, ainsi que ceux du monde du travail et des autres organisations de masse étaient tout aussi,
sinon plus, prolifiques en actions de mobilisation et se distinguaient par une production théorique littéraire et artistique prosélytique.
Bachir Hadj Ali, Mohamed Boudia, Sadek Hadjeres, Amar Ouzzegane, Abdelmadjid Benacer, Ali Yahia Abdenour, Abdelaziz Zerdani, Abdelhamid Benzine, Hachemi Chérif, Omar Chaou,
Abdelaziz Saoudi, Boudissa, Benallègue, Brixi, Guerroudj, Akkache, Teguia, pour ne citer que ceux qui me viennent à l’esprit, en faisaient partie. Les passerelles jetées entre toutes ces
organisations, ces groupes et ces forces, y compris au sein du parti du FLN, étaient nombreuses, structurelles ou conjoncturelles, en relation avec les questions et les rapports de force du
moment.
L’alliance de ces constellations de gauche culmina lors du congrès du FLN tenu en 1964 et achevé par l’adoption de la Charte d’Alger et des thèses d’avril proclamant
l’irréversibilité de l’option socialiste, fortement appuyée par Rédha Malek, Mohamed Seddik Benyahia, Mohamed Harbi et Hocine Zahouane, les théoriciens de la gauche du FLN.
Quelques jours après, au défilé du 1er Mai qui partit de la place des Martyrs pour rallier la Maison du Peuple, les étudiantes et étudiants de l’UNEA, tout de blanc vêtus,
brandissaient au-dessus de leur tête le discours de clôture prononcé au congrès par le «Frère Militant» distribué, à la foule, à des milliers d’exemplaires.
Le Président Ahmed Ben Bella ne voulait, en aucun cas, s’aliéner la carte maîtresse que l’Unea représentait pour la défense et l’illustration du socialisme, mais aussi pour la
résonance de sa propre autorité nationale et internationale, lui qui était entré dans la cour des grands pays socialistes, l’URSS où il fut décoré de l’Ordre de Lénine, la République populaire de
Chine, le Vietnam, Cuba, etc.
De son côté, l’Unea, partie prenante d’une alliance de gauche qui s’opéra en opposition aux chefferies féodales et religieuses et aux universitaires et intellectuels
arabophones, catalogués anti-socialistes, espérait tirer de son rapprochement avec le Président, des dividendes politiques qui feraient, d’elle, à terme, le réservoir du pouvoir d’Etat et
probablement un acteur de premier plan dans les arbitrages à venir sur les choix fondamentaux de la société.
Dans un marché de dupes qui ressemblait fort à un jeu de cache-cache, on avait d’une part, un Président, dérivant tous azimuts vers la personnalisation outrancière du pouvoir,
qui actionnait tous les leviers pour manipuler l’Unea et de l’autre, celle-ci qui poussait le Président à prendre les mesures à même d’accélérer le processus de socialisation et à lui faciliter
l’accès aux centres de décision, sachant même qu’il avait créé une section des étudiants du parti du FLN pour en user contre elle, comme d’un garde-fou.
Animée par Hadjar, Benaïssa et des transfuges de l’Institut d’études arabes, relais des enseignements de Benabi, Aroua, Tidjani, Djinah, Bamatte et Iqbal, cette section ne
tarda pas à exploiter la marginalisation des étudiants arabophones exclus des postes d’encadrement dans l’administration, pour attaquer l’Etat, à travers l’Unea accusée d’être discriminatoire et
«suppôt de l’internationalisme prolétarien». Avec le recul, on se rend compte que Houari Mouffok en tant que dirigeant et l’UNEA avaient manqué, dans une certaine mesure, de discernement, et
effectué une mauvaise évaluation de la situation générale du pays, de la place et des relations du mouvement estudiantin dans et avec la Révolution, passé et présent, et, par conséquent,
surestimé leurs forces, jugeant, naïvement, que le moment était venu pour les élites de s’emparer du noyau du pouvoir d’Etat. Alors qu’en vérité, l’Unea n’était qu’une pièce accessoire du puzzle
politique de cette période et il s’avéra, par la suite, qu’il était quasiment impossible de balayer, d’une pichenette, les pesanteurs d’une société encore soumise au patriarcat et à la tradition,
en somme aux forces de la régression, malgré une dynamique révolutionnaire prometteuse, avant l’avènement de la saison des désillusions.
L’une des faiblesses, toutefois relatives, de l’Union fut d’avoir négligé de se rapprocher de l’armée, jugée avec méfiance. Houari Boumediène qui n’avait pas, non plus,
d’atomes crochus avec elle, la voyait d’un mauvais œil, d’une façon, certes, différente de celle de Kaïd Ahmed, parce qu’elle avait, selon lui, dévié de l’orthodoxie des constantes et qu’elle
devait, elle aussi, être redressée.
Ce qui fut fait après la mobilisation des étudiants au sein de l’ANP, à la suite de la défaite arabe du 5 Juin 1967 face à Israël jusqu’à son interdiction qui acheva de démanteler définitivement la gauche algérienne.
Il faudra attendre les 3 Révolutions pour que, sous d’autres sigles, cette gauche tente, de nouveau, de se repositionner ; en vain, simplement parce que «la question du
problème», une formule attribuée par Omar Chaou, ancien membre du Cnes de feu Mohamed Salah Mentouri, avec un humour d’une grande tendresse, nimbée de nostalgie, à Abdelaziz Saoudi, un vieux
routier des mouvements de la jeunesse et des travailleurs qui débutait, ainsi, son intervention à une assemblée, rehaussée dans les années 1970, par la présence du Président Houari Boumediène,
«la question du problème» ne réside pas dans le volontarisme, la stature de X ou de Y. Elle est au cœur de la doctrine et de la pratique d’un système qui exclut, d’office, une gouvernance placée
sous l’égide d’une élite autonome, se reproduisant en dehors du clientélisme, du clanisme et du régionalisme. Faute d’avoir été réglée, en son temps, «la question du problème» persiste et
s’aggrave même, au vu du regain ambiant de la médiocrité que vit aujourd’hui la sphère dirigeante du pays frappée de plein fouet par la dérive néo-messaliste du FLN et le plongeon de la politique
dans les abysses d’un affairisme innommable.
A quand un CRUA qui viendrait mettre un terme à une situation qui ne saurait perdurer indéfiniment ? On ne verra plus, alors, un dirigeant de l’envergure de Houari Mouffok,
solitaire, stoïque et perdu dans la foule anonyme d’une chaîne de vieux retraités, attendre, patiemment, son tour pour percevoir sa maigre retraite à la poste d’El-Biar, puis quelques jours
après, mourir et être enterré, entouré par ses seuls compagnons de combat, une poignée de survivants, égarés dans une Algérie orpheline de ses rêves et de ses véritables
enfants.
Justice leur sera-t-elle rendu un jour ?
Source: le Soir d'Algérie, 31 décembre 2013