Hôtel de luxe, femmes de chambre et syndicats
Professeur de sociologie, Rachel Sherman, s’est fait embaucher il y a quelques années comme femme de chambre, réceptionniste, puis serveuse, dans des hôtels de luxe américains. Elle fait part de ses observations sur le terrain dans un long et passionnant reportage le Monde Diplomatique de juillet 2011. Quelques extraits.
(…) Aux Etats-Unis, les coulisses échoient le plus souvent à une main-d’œuvre immigrée en provenance d’Amérique latine, d’Asie, d’Europe de l’est et d’Afrique. A elles les tâches les moins visibles et les plus éreintantes, telles que le nettoyage et la préparation des chambres, le ramassage du linge et la lessive, le cirage des chaussures, etc. Les personnes affectées à ce travail de l’ombre disposent d’une faible autonomie.
Aux femmes de chambre, par exemple, la direction impose les quotas (au moins douze chambres par jour dans un hôtel de grand standing, parfois le double) pour un travail physiquement pénible : faire les lits en soulevant des matelas pesants, passer l’aspirateur, laver les sols, vider les poubelles, changer les housses de couette et les taies d’oreiller, récurer les lavabos et les toilettes, accrocher des peignoirs propres dans la salle de bains, remplacer les piles de serviettes et les lots de produits cosmétiques. D’autres passeront en soirée refaire un brin de ménage, retendre les draps, allumer la radio, aligner les paires de pantoufles, remplir les corbeilles de fruits. Pour accomplir leur tâche, il n’est pas rare que les employées renoncent à leurs pauses. Une femme de chambre raconte avoir perdu cinq kilos durant ses premières semaines de service.
(…) Ce qui détermine les conditions de travail du personnel –salaires, droits sociaux, cadences de travail- tient essentiellement à la présence ou à l’absence de syndicats. Selon Mme Annemarie Strassel, du syndicat Unité Here ! («Unissez-vous maintenant»), le traitement correct réservé aux femmes de ménage dans les grands hôtels new-yorkais (24 dollars de l’heure en moyenne soit près de 17 euros, et une couverture de santé gratuite, pour un quota quotidien qui ne dépasse pas les quatorze chambres) s’explique par la bonne représentation locale de leur syndicat. Dans les villes traditionnellement réceptives au syndicalisme, comme New-York, Las-Vegas, Los-Angeles ou San Francisco, même les établissements non syndiqués, tendent à consentir des salaires conventionnés et des assurances médicales pour prévenir les risques de grève.
Il en va tout autrement dans les villes hostiles aux syndicats. A Indianapolis, par exmeple, une femme de ménage d’un hôtel de luxe touche 7,25 dollars de l’heure (le salaire minimum) pour trente chambres à nettoyer en huit heures –un seuil impossible à atteindre sans y laisser sa santé. D’après Unite Here !, les accidents ou maladies du travail dépassent de 25% la moyenne en vigueur dans l’industrie des services, et ce sont les femmes de ménages qui paient le plus lourd tribut dans ce domaine. Les établissements non syndiqués préfèrent en général sous-traiter le nettoyage des chambres à des sociétés extérieures plutôt que de recruter leur propre personnel, ce qui leur permet de se défausser en cas de problème.
(…) Indépendamment des revenus et des conditions de travail, les conventions syndicales protègent le personnel contre les sanctions injustifiées et les licenciements non motivées, toutes choses parfaitement admises dans le droit américain. Ce n’est pas un hasard si la victime présumée de M. Strauss-Kahn a obtenu le soutien de sa direction : au Sofitel de New-York, le syndicat est bien représenté.
Cette affaire illustre une autre caractéristique du travail hôtelier : à l’instar de la plupart des salariés des services, les employés d’hôtel sont soumis à l’autorité des clients autant qu’à celle de leur patron. Bien souvent, l’une est confortée par l’autre, les managers invitant les hôtes à dénoncer la moindre incartade, à décerner bons ou mauvais points au personnel suer une carté laissée à leur disposition, à s’occuper en somme de l’évaluation du travailleur. De nombreux hôtels recrutent même des «clients mystère» pour tester la qualité du service.
Bien qu’employées de l’ombre, les femmes de chambre vivent dans la peur constante d’une récrimination qui leur donnerait, come le craint l’une d’elles « une mauvaise réputation ». Toutes le savent, les pires catastrophes logent dans les détails : un client qui appelle le standard pour se plaindre d’un trou dans l’une de ses quinze serviettes, un autre qui s’offusque pour une parque sur le mur, un autre sonne l’alarme pour un cheveu dans la baignoire –qu’il vient pourtant d’utiliser lui-même. Le client paie ainsi le droit de surveiller les petites mains, et cette prérogative chèrement acquise décuple la pression qui pèse sur elles. (…)
Aux Etats-Unis, où la conviction de vivre dans une société d’égaux est aussi profonde que l’abîme entre riches et pauvres, l’évidence des rapports de classe dans les hôtel de luxe ne va pas sans susciter une certaine gêne. Le maître peut toujours se monter aimable avec le serviteur, la domination de l’un sur l’autre n’est nulle part aussi flagrante que sous les lambris d’un palace. Les syndicalistes ont encore du chemin à faire pour défendre la dignité du personnel. Pour l’instant, le travail au quotidien dans l’hôtellerie de prestige reproduit l’idée implicite que certaines personnes ont vocation à tout recevoir et d’autres à tout donner.
Rachel Sherman. Professeur de sociologie à la New School for social research. Le Monde diplomatique de juillet 2011.