Finances de l'ombre : "Les autorités ont fermé les yeux"
Marc Roche, correspondant du "Monde" à Londres et auteur du livre "Le Capitalisme hors la loi" (Ed. Albin Michel) a animé un débat dont le Monde.fr a publié le compte rendu intégral, le 27 septembre 2011. Extraits.
Raoul : Quelle est, selon vous, la place de la finance "souterraine" dans le système financier global ?
Marc Roche : Bonjour, la place de ce que j'appelle le "capitalisme hors la loi", c'est-à-dire non règlementé, est désormais supérieur au poids de la sphère financière régulée et transparente. La crise des crédits à risque subprimes de 2008-2009 a accentué le poids de cette économie souterraine, puisque ses acteurs ont pu compenser leurs pertes et garder leur profit grâce au recours à cette finance parallèle, légale, mais profondément immorale : conflits d'intérêts, évasion fiscale, risques systémiques, impunité et âpreté aux gains.
Léon : Quels mécanismes lient finance de l'ombre et crise ?
Marc Roche : Le recours aux paradis fiscaux, aux hors-bilans, aux sociétés off shore, à l'optimisation fiscale, aux liens étroits tissés avec les politiques ont contribué à la crise de 2008-2009 comme à celle de la dette souveraine de nos jours. A titre d'exemple, la quasi-totalité des produits financiers toxiques qui ont failli emporter les banques était immatriculée dans des paradis fiscaux.
Philippe J : Les autorités ferment-elles sciemment les yeux sur la pratique du "shadow banking"?
Marc Roche : Déjà qu'est-ce que le "shadow banking" ? Il s'agit de la finance parallèle, de l'ombre comme son nom l'indique, qui est légale mais profondément immorale et qui est basée sur un contournement des règles, voire sur une absence de prêt. Dans cette mesure, les autorités ont non seulement fermé les yeux, mais ont participé aux activités du "shadow banking". L'exemple le plus patent est l'absence de règlementation des paradis fiscaux malgré les engagements en ce sens du G20, à Londres, en 2009. En effet, chaque Etat protège cette place off shore. Les Etats-Unis ont le Delaware, où est immatriculée la quasi-totalité des entreprises américaines pour payer le moins d'impôts et se soustraire aux impératifs de sécurité des employés.
Dans le même ordre d'idées, la Grande-Bretagne utilise les îles anglo-normandes et les îles Caïmans comme rabatteurs de fonds pas toujours propres au bénéfice de la City. L'Italie a Monaco ; la France et l'Espagne ont l'Andorre ; la Belgique a le Luxembourg ; l'Inde, l'île Maurice ; la Chine, Hongkong ; et ainsi de suite, pour une suite sans fin.
Chablis : A-t-on une idée des montants engagés dans la finance de l'ombre ?
Marc Roche : Non. Tout ce que la Banque mondiale affirme via des estimations est que le "shadow banking" est désormais plus important que la sphère financière règlementée (banque de détail, marchés d'actions et de devises, fusions-acquisitions…).
Sylvia : Ces traders et banquiers de l'ombre sont-ils poursuivis par la justice ?
Marc Roche : Je suis un libéral convaincu que le capitalisme est une bonne chose, c'est le seul système qui crée de la richesse. J'ai partagé ma vie professionnelle entre la City et Wall Street, mais ce qui me choque le plus dans ce que j'ai découvert dans les coulisses du capitalisme de l'ombre, c'est l'impunité des banquiers. Aucun banquier, même dans les cas de fraudes avérées, n'a été à ce jour inquiété, jugé et condamné. Ceux dont la mégalomanie, la cupidité et l'ego surdimensionné ainsi que l'aveuglement ont provoqué l'effondrement de leur banque, nécessitant un sauvetage par le contribuable, ont tous retrouvé du travail dans la finance, ont conservé leur retraite et parachutes dorés, et même leur titre nobiliaire dans le cas du Royaume-Uni.
La comparaison peut paraître facile, mais dans le pays où je vis depuis vingt-six ans, l'Angleterre, un gamin qui vole une bouteille d'eau pendant les émeutes de cet été écope une peine de prison ferme de six mois en justice expéditive. C'est choquant.(…)
Baptiste : Ne doit-on pas constater l'impuissance du politique face à l'économique ?
Marc Roche : En effet, le pouvoir politique paraît à première vue impuissant face à l'économie. Et pour cause, les milieux d'affaires ont littéralement phagocyté dans de nombreux pays la classe politique. Que font les politiciens de gauche quand ils quittent le pouvoir ? Beaucoup rejoignent la banque : Tony Blair chez JP Morgan, Peter Mendelson chez Lazard, Romano Prodi chez Goldman Sachs et Gerard Schroeder dans la nébuleuse énergético-financière Gazprom.
Si aux Etats-Unis, l'entrisme des financiers dans le monde politique est chose courante (le "Government Sachs" sous l'administration Bush), le phénomène a gagné l'Europe. Goldman Sachs est à la pointe de ce réseau politique, puisqu'elle a compté parmi ses conseillers et banquiers d'ex-commissaires européens ou d'anciens directeurs du Trésor. A commencer par Mario Draghi, le futur président de la Banque centrale européenne, qui a fait partie de la hiérarchie de la banque d'affaires entre 2002 et 2005. Son rôle dans le maquillage des comptes grecs, qui a joué un grand rôle dans la crise actuelle de l'euro, est controversé.(…)
Texte intégral: http://www.lemonde.fr/economie/chat/2011/09/22/les-financiers-de-l-ombre-sont-ils-au-coeur-de-la-crise_1576138_3234.html#ens_id=1198047