El Hadjar : paroles d’ouvriers
El Watan publie ce matin un dossier très intéressant, réalisé par Noël Boussaha, comportant reportage et interview consacrés au complexe sidérurgique de Annaba, revenu ces derniers jours à la une de l’actualité.
Dans une synthèse du blog nous écrivions avant-hier : « L’entrée des travailleurs dans l’arène pourrait permettre de dépasser le tête à tête confidentiel, en vase clos, syndicat-direction encouragé par la centrale UGTA de Sidi-Saïd et le gouvernement, alimenté par le chantage permanent à l’emploi pratiqué par Arcelor-Mittal. La multinationale veut en effet obtenir la mise sous le boisseau des revendications ouvrières en même temps que le maximum d’avantages financiers de l’Etat. La mise en scène et le psychodrame sécuritaire détournent l’attention de la crise sociale dans le complexe ».
ArcelorMittal : un conflit sans fin
Par Noël Boussaha
Situation sociale
explosive, bras de fer entre leaders syndicaux, viabilité économique fragile…
El Hadjar, le plus grand complexe sidérurgique du Maghreb, traverse à nouveau une crise alors qu’on le croyait sauvé par la Banque extérieure d’Algérie. Mais pourquoi ArcelorMittal semble-t-il
condamné aux conflits à répétition ?
«De quel changement voulez-vous parler ? De ce qui se passe là haut ? demande Lyès, mécanicien. Pour ma part, je ne vois rien, et tous mes collègues vous diront la même chose. Depuis la fin du monopole d’Etat, rien ne tourne rond dans l’usine…» ArcelorMittal, actionnaire majoritaire du plus grand complexe sidérurgique du Maghreb, n’en finit pas de faire parler de lui. El Hadjar, située à une quinzaine de kilomètres du chef-lieu de wilaya, est d’ailleurs aussi connue que Annaba. Derniers éclats en date : des travailleurs étrangers qui quittent l’usine, l’intervention du wali obligé d’assurer leur sécurité, des rassemblements de travailleurs après la visite du numéro 2 du groupe mardi… «Qu’il vienne ou qu’il ne vienne pas, c’est du pareil au même», explique Mourad, manutentionnaire rencontré à l’extérieur du complexe. Impossible d’accéder à l’intérieur, tant l’usine ressemble à un bunker géant.
Et pourtant, «des énergumènes n’ayant même pas la vingtaine ont réussi avec je ne sais quelle complicité à s’introduire et à semer la zizanie», constate Mahmoud, contremaître. «Notre condition est toujours la même. Nous avons peur de l’avenir, surtout après le départ de Si Smaïn (Smaïn Kouadria, voir interview ci-contre), poursuit Mourad. Il faut dire qu’il était toujours à nos côtés dans nos revendications.» Et un autre ouvrier du complexe de s’emporter : «Nous étions en train de manifester pacifiquement quand ces voyous s’en sont pris à nous violemment à coups de pierres. La gendarmerie a mis du temps pour intervenir. Par qui ont-ils été manipulés ? Par Menadi, parce qu’il n’est plus député ? Par ArcelorMittal ? Autant de questions qui demeurent pour le moment sans réponse…»
Derrière les barreaux
Une seule certitude, pour les ouvriers que nous avons rencontrés : «La gestion du temps de Sider était meilleure qu’avec ArcelorMittal. D’autant que, poursuit Mahmoud, il existe carrément une entreprise parallèle, ndlr. Ceux qui travaillent pour cette structure sont nettement mieux payés que nous. Je ne comprends pas pourquoi l’Etat et ArcelorMittal laissent faire, c’est inadmissible. Nous sommes persuadés que le groupe est largement complice de cette situation. Voilà pourquoi nous sommes toujours mécontents. Avec de tels écarts, la situation ne fera qu’empirer».
Nous avons essayé de joindre la direction. En vain. Contacté par l’APS, le responsable de la cellule de communication a affirmé que «le climat social qui prévaut actuellement dans cette usine risque de dégénérer, même si la production sidérurgique n’a pas été perturbée jusqu’à présent par ce malaise». Malik, mécanicien depuis 25 ans dans la boîte assure qu’il cherche à «travailler pour vivre dignement. Je pense à ma famille, j’ai des enfants adultes qui ne travaillent pas et je dois nourrir tout ce beau monde. D’autres s’enrichissent sur notre dos, c’est inadmissible. Vous comprendrez bien que nous soyons toujours obligés de recourir à la grève. C’est notre droit».
L’ennemi numéro un des salariés n’est pourtant pas ArcelorMittal. Encore moins l’Etat. Il s’appelle Aïssa Menadi. «Un grand manipulateur, un assoiffé de prestige, selon Mahmoud, qui ne pense qu’à ses propres intérêts. Il lance des promesses d’embauche à tout vent à des jeunes chômeurs, qui très vite, sont déçus. Ce monsieur aime la parole, ce n’est pas pour rien qu’il a été député. Mais la direction et les ouvriers ne veulent plus de lui. La logique voudrait qu’il termine derrière les barreaux mais la justice de notre pays, comme vous le savez, fonctionne à deux vitesses. Il a forcément des connaissances pour s’en tirer.»
Avenir apocalyptique
Malik va plus loin en affirmant que «Menadi a instauré une guerre entre deux clans : le sien contre notre syndicat officiel, représenté par Si Smaïn. Cette guerre peut dégénérer après son départ pour l’APN. Menadi aura alors les coudées franches pour agir avec malveillance, et personne ne trouvera rien à redire tant ce sinistre personnage s’est constitué tout un réseau de connaissances à un très haut niveau. D’ailleurs, je me demande même s’il ne connaîtrait pas Lakshmi Mittal en personne… Il est capable de corrompre jusqu’au plus simple ouvrier non qualifié».
Question corruption, les salariés sont unanimes. «Elle règne en maître ici. Certains bénéficient de passe-droit aux dépens de ceux qui triment à longueur d’année. Que vous soyez à Annaba, Alger, Oran ou même Tamanrasset, le complexe d’El Hadjar n’est ni plus ni moins qu’un symbole de plus de la corruption qui ronge l’Algérie. Et ce n’est pas prêt de finir, malheureusement».
Pour Aïssa, ingénieur à la retraite, «la situation était meilleure du temps où Sider était le seul actionnaire. Nous mangions à notre faim, nous pouvions nous permettre
des loisirs et des vacances en famille. Depuis la reprise par Ispat, puis ArcelorMittal, on se demande bien ce qu’ils veulent faire de ce qui fut la fierté de l’Algérie de Boumediene». Avec
un brin d’amertume, il ajoute qu’une comparaison entre le mode de vie d’un salarié de complexe et celui de Lakshmi Mittal «ferait presque rire, tant les écarts sont immenses. Et je ne parle
même pas de beaucoup d’anciens collègues retraités qui ne perçoivent même pas le quart de ce qu’ils gagnaient en travaillant !».Mahmoud, lui, évoque, pour toute l’usine «un avenir
apocalyptique. Tant que la corruption et des gens comme Menadi circuleront librement dans la nature, les grèves ne cesseront jamais et auront une cadence plus grande. Nous allons droit vers la
plus grave catastrophe sociale de l’Algérie indépendante».
Noël Boussaha, 1er juin 2012. El Watan
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