L'extrême droite économique ou fascisme en col blanc.
"L’imposition des politiques d’austérité auxquelles on assiste actuellement se fait dans une logique guerrière : une aristocratie au sommet impose une guerre au reste du pays. Son incarnation politique se résume en l’élimination de la politique comme ayant une quelconque importance par rapport à ses prises de décision".
Un entretien avec Paul Jorion*, décembre 2013
Dans vos écrits, vous avez évoqué à plusieurs reprises l’existence d’une « extrême-droite économique » ou encore d’un « fascisme en col blanc ». Qu’entendez-vous par là ?
Paul Jorion. L’extrême-droite économique consiste essentiellement en un projet de société inégalitaire qui est de reconstituer un système de type féodal, c’est-à-dire une société extrêmement hiérarchisée. Cette société ne serait toutefois plus fondée sur la propriété de la terre, comme c’était le cas sous l’Ancien Régime, mais sur celle de l’argent. L’argent est considéré comme une sorte de méritocratie : on peut en gagner autant qu’on veut à condition d’en avoir le talent ; il y a cette idée d’une mesure possible du talent d’un individu par l’argent que celui-ci arrive à faire. C’est ainsi que l’on explique pourquoi telle ou telle personne au sein d’une entreprise touche tellement d’argent. Nous nous trouvons donc devant une tentative de reconstituer une aristocratie qui ne serait plus fondée sur la propriété terrienne mais sur la capacité à faire de l’argent.
Le système qui est ici proposé est clairement non démocratique. En général, les théoriciens de ce courant manifestent leur mépris pour la démocratie. Par exemple, quand Friedrich von Hayek va au Chili pour soutenir Pinochet, il déclare qu’entre un pays qui serait démocratique mais pas libéral et un pays qui serait libéral mais non démocratique – et c’est une allusion claire à l’élimination d’Allende et un compliment fait à Pinochet – sa préférence irait au second. Le grand scandale est que le jury du Prix Nobel d’économie accorde une reconnaissance et une notoriété à ces gens qui sont des antidémocrates et des idéologues de l’extrême-droite. Je n’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi on ne les qualifiait jamais d’extrémistes de droite, comme si leur soutien à Pinochet n’était pas déjà un élément suffisant. Il faut rappeler que von Hayek, à la fin de sa vie, a mené une véritable campagne de presse pour tenter de dénoncer le mauvais procès que l’on intentait, selon lui, à Pinochet. C’est une question que je voudrais vraiment poser un jour à un juré du Prix Nobel d’économie : qu’est-ce qui leur passe par la tête quand ils accordent leur caution à de tels ennemis de la démocratie ?
Cette extrême-droite économique a-t-elle une incarnation politique et, si oui, quelle est-elle ?
Son incarnation politique se résume en l’élimination de la politique comme ayant une quelconque importance par rapport à ses prises de décision. Par exemple, la Troïka est une parfaite représentation de cette idéologie. Cette Troïka est constituée de représentants de la Banque Centrale Européenne, de la Commission Européenne et du Fonds Monétaire International qui sont des gens qui ne sont pas élus mais issus d’une cooptation au sein de ce petit groupe de nouveaux aristocrates, sans la moindre justification ni le moindre fondement dans une volonté populaire. Leur approche a été d’affirmer que les autorités en matières monétaire et économique devaient être « protégées contre le politique » et en être « indépendantes ». Cette pseudo-indépendance vis-à-vis du politique – c’est-à-dire des représentants élus – se manifeste de leur côté par une dépendance totale vis-à-vis du pouvoir des entreprises transnationales. Ils travaillent donc indépendamment du politique mais dans un asservissement absolu aux exigences des transnationales. Et dans la mesure où leur volonté s’exprime par la réécriture des règles comptables – qui sont très importantes pour déterminer ce qui fonctionne ou non dans une économie – participent dès lors également dans les prises de décision les grandes firmes d’audit telles que KPMG, Deloitte ou PricewaterhouseCoopers. Les véritables « maîtres du monde » sont à ce niveau-là.
À leur sujet, vous parliez récemment de « prêtres d’une religion féroce ». Faut-il comprendre que ce fascisme en col blanc se situe davantage dans le champ du religieux que dans celui du politique ?
Oui, tout à fait. Ces gens s’inscrivent dans la tradition de la prétendue « science économique » qui est en réalité un corps de doctrine dogmatique qui s’est créé et s’est éloigné de plus en plus de la vérification par les faits et qui ne considère ni n’accepte aucun démenti par les faits. Il s’agit d’une construction qui s’est entièrement protégée contre le démenti, à l’instar d’une religion primitive qui peut toujours vous expliquer après coup que si une de ses prédictions ne s’est pas réalisée, c’est que toutes les conditions nécessaires à sa réalisation n’étaient pas réunies. Un des dogmes de ce courant, par exemple, est de dire que toute erreur est fatalement due à une intervention de l’État. Et si vous leur opposez que la crise des subprimes a éclaté dans un cadre entièrement libéralisé, ils vous répondront qu’il y avait tout de même encore un peu d’État et que c’est pour cela que la crise a éclaté. Un des éléments de propagande typiques de cette extrême-droite économique est d’affirmer, par exemple, que la crise des subprimes est survenue par la faute de l’État-Providence hérité de Bill Clinton. Or, on sait que le système des subprimes était étroitement lié à un rapport sur l’idée de « société de propriétaires » (ownership society) rédigé à l’intention de l’administration Bush par le Cato Institute, un institut libertarien d’extrême-droite. Donc, même quand ils vous expliquent une crise comme étant due à l’intervention de l’État, si vous allez fouiller quelque peu, vous vous apercevez que ce sont toujours eux qui se trouvent derrière. Le projet « ownership society » à l’origine de la crise des subprimes a été entièrement écrit par le Cato Institute.
L’extrême-droite « classique » se caractérise notamment par un recours à la violence comme outil politique. Dans notre numéro précédent, Panagiotis Grigoriou décrivait la Grèce comme étant « en état de guerre ». Cet « état de guerre » peut-il être relié à une forme de violence propre à l’extrême-droite que vous décrivez ?
Absolument. Il y a d’ailleurs un papier très bien fait de Nadir sur le « blog de Paul Jorion » qui assimile le néolibéralisme à une idéologie de guerre permanente et le qualifie de « socialisme utopique visant à forger une anthropologie de la guerre[1] ». Effectivement, l’imposition des politiques d’austérité auxquelles on assiste actuellement se fait dans une logique guerrière : une aristocratie au sommet impose une guerre au reste du pays. Et cela peut s’illustrer très facilement. Quand il s’agit de faire baisser les coûts des entreprises, dans lesquels on retrouve essentiellement le coût du travail, le coût de la supervision par l’entrepreneur et le coût du capital, il n’y a que le coût du travail, c’est-à-dire les salaires des employés, que l’on envisagera de baisser. Les autres coûts – les rémunérations faramineuses des grands dirigeants d’entreprise et le versement des dividendes aux actionnaires – sont considérés comme des éléments incompressibles (...).
NOTES
[1]Voir « Le néolibéralisme est une anthropologie de la guerre », par Nadir (Nadj Popi).
Source: pauljorion.com