8 mai 45 et colonialisme: la maladie infantile (persistante) du socialisme français.
Les autocritiques, du bout des lèvres, des gouvernants socialistes français, notamment à propos du massacre colonial du 8 mai 1945 butent sur le profond ancrage inégalitaire qui leste l'idéologie du PS français. Et qui exige sans doute d'aller au fond des cause de l'aveuglement pro-colonial qui a marqué jusqu'au bout l'action du parti socialiste. Dans son essai paru en 2012, Jean-Louis Marçot montre comment, dès le début, les précurseurs du socialisme à la française ont soutenu, voire préconisé l'entreprise coloniale en Algérie, présentée comme "une planche de salut pour les orphelins, les miséreux, les délinquants et les chômeurs". Venu de France, bien entendu. L'historien note : "Capable des vues les plus novatrices sur la condition des opprimés, des esclaves, des femmes et des prolétaires, le socialisme des premices se signale à l'égard du colonisé par un mortel aveuglement".
Jean-Louis marcot explique la génèse de son livre
EXTRAITS
Dans l'édification de l'Algérie française, le socialisme a joué un rôle majeur.
Les premiers centres du socialisme : la famille saint-simonienne et l’école sociétaire, sont représentés outre-mer par des militaires, souvent aux avant-postes, qui se font les meilleurs avocats de la conquête auprès de leurs camarades métropolitains.
Loin du théâtre de la guerre, l’avant-garde réclame une colonisation planifiée. Les socialistes sont les auteurs d’une pluie de plans. Tous ces plans mettent en musique ladite " solution sociale ". Ils présentent la nouvelle colonie comme une planche de salut pour les orphelins, les miséreux, les délinquants, les chômeurs. L’Algérie tend les bras au prolétariat, exhorte la presse socialiste qui tait les difficultés de l’installation et ses effets destructeurs sur les autochtones. Parallèlement, on fait le siège du gouvernement pour obtenir des terres, des facilités, des protections. En 1848, ce sont des socialistes qui participent au transport outre-mer de 13 000 Parisiens chassés des ateliers nationaux.
La transplantation d’une population européenne agricole et ouvrière, en même temps qu’elle appuie l’occupation et la pacification du pays, est supposée favoriser ce qui est la deuxième grande croyance des socialistes, " la fusion des races ". Assimilant l’indigène à un reliquat du Moyen Age, minimisant le facteur religieux, et maximisant l’attrait de la civilisation industrielle, l’avant-garde croit et fait croire que le colonisé imitera le colonisateur et ne tardera pas à se fondre en lui pour former un peuple nouveau, bigarré, laborieux, sédentaire et chrétien.
Des saint-simoniens, bien placés dans l’état-major de la colonie, préparent le rattachement du Sahara à l’Algérie, élaborent le mythe du bon Berbère et agitent le danger confrérique, autant d’innovations qui orienteront la politique future des autorités, et modifieront en profondeur la représentation du pays conquis.
Les socialistes jouent un rôle clé, par leur influence sur le monde politique, intellectuel et ouvrier, mais aussi par leurs réalisations : un journal d’obédience saint-simonienne voué au projet colonial, L’Algérie, le simili-phalanstère de l’Union du Sig dans l’Oranais, ou des villages indigènes combinant sédentarisation et travail organisé, par exemple.
(…) Il n’était pas dans la vocation du socialisme de construire l’Algérie française.
Le socialisme repose sur le socle qu’a maçonné Saint-Simon : " Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration du sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. " Communauté des biens et des travaux, atelier social, banque du peuple, coopérative, phalanstère, Union ouvrière, palais du Peuple… l’association, à l’échelle d’une commune, d’une nation ou de la planète, est la clé de voûte du système.
Mais le système est morcelé, on parle déjà d’une Babel socialiste. Pour une même croyance : cent églises, familles, écoles, conspirations… On y trouve des groupes ou des penseurs influents mais encore isolés. J’ai distingué saint-simoniens, fouriéristes, égalitaires, néo-chrétiens et progressistes. Les communistes apparus en 1840 en font partie intégrante. Deux maladies infantiles affectent cette avant-garde : la désunion et l’autoritarisme, cette propension à diriger sans partage, sous couvert de science sociale infaillible, de Providence ou de dictature transitoire.
Les socialistes de l’avant-garde auraient très bien pu limiter leur solution sociale à la métropole en prônant, avec les anti-algéristes, l’urgence d’une colonisation intérieure. Il y avait de quoi faire dans la France de Louis-Philippe ! Ils ont trouvé plus facile de l’exporter sous l’aile de l’expansion coloniale.
Dans un schéma purement jacobin, ils ont conclu hâtivement et sans enquête que, n’appartenant à aucune nation, l’Algérien ne saurait valoir le plus petit élément de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre de France. Capable des vues les plus novatrices sur la condition des opprimés, des esclaves, des femmes ou des prolétaires, le socialisme des prémices se signale à l’égard du colonisé par un mortel aveuglement.
Il se déguise sous un égalitarisme condescendant, dont le propre est de considérer le colonisé comme un égal, pour autant qu’il s’élève au niveau du colonisateur, c’est-à-dire qu’il disparaisse en tant qu’autre.
En s’engouffrant dans le colonialisme, l’avant-garde s’empêtre dans un filet de contradictions et de paradoxes, insupportables : elle s’offrait à introduire outre-mer une civilisation censée tenir sa supériorité de son respect du droit des gens, de sa tolérance, de son libéralisme, de sa sincérité, de sa douceur. Celle-ci s’imposait par une guerre impitoyable, qui faisait dire à un député de retour d’Alger, en avril 1834 : " nous avons débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser ".
Et voilà cette avant-garde, occupée en majorité à préparer une mutation sociale sans violence, faire bon accueil à la terrible violence de l’armée d’Afrique, d’un côté décrire toute conquête comme un moyen archaïque et illégitime, et de l’autre, l’absoudre sinon la bénir pour la Régence d’Alger, prêcher la fraternité universelle à coup de sabres et de fusils, enseigner la démocratie par la dictature, le partage par le vol et le séquestre !
Le propre de l’utopie est de résoudre idéalement, illusoirement, les contradictions, les paradoxes, les conflits de sens. L’utopie algérienne a joué ce rôle. Belle assurément une terre qui eût été l’œuvre d’un peuple nouveau, né de la confluence, dépassant les frontières de la propriété privée et de la religion ! Belle seulement si elle était restée sur le papier. Mais l’utopie algérienne s’est prise pour la réalité. Elle s’est nommée " Algérie française ". Le socialiste Pierre Leroux la consacre à la tribune de l’Assemblée, lorsqu’il tonne le 15 juin 1848 : " Or l’Algérie, c’est la France ! " et invite des millions de pauvres à migrer vers " la terre immense " de l’autre côté de la Méditerranée.
J’ai personnellement trop souffert de cette utopie pour lui trouver des alibis. J’ai cherché ses racines pour mieux l’arracher, sachant qu’avec elle se détacherait une partie de moi. Dans le Mythe de Sisyphe, Camus mettant en balance action et contemplation, tranchait : " pour un cœur fier, il ne peut y avoir de milieu. " J’ai choisi. Mais en vérité, même les neutres choisissent. Charles-André Julien, à qui l’histoire de l’Algérie doit tant, a voulu résister selon ses mots à " une histoire anticolonialiste qui en arrive à fausser la hiérarchie des valeurs ". C’était se reconnaître une idéologie.
J’ai cherché, par La Belle Utopie, à me placer dans une logique d’écriture de l’Histoire. Il m’a manqué l’inscription dans une chaîne de savoir et la confrontation que m’a depuis apportée la fréquentation de l’École. Quelle qu’en soit l’issue, ce moment que je vis ne sera donc qu’une étape. Je vous remercie de m’aider à la franchir.
Jean-Louis Marçot, 20 mai 2009
Source : http://jeanlouis.marcot.free.fr/chr... sur le site de Jean-Louis Marçot.
Textes puisés de ldh-Toulon
Mis en ligne dans le blog, le 6 novembre 2012, sous le titre Comment les socialistes français se sont engouffrés dans le colonialisme