19 Juillet 2012
Ahmed Ancer, journaliste et écrivain
"J’étais, au moment où se déclenchait la guerre, un enfant qui vivait dans le pays profond, en haute montagne. Plus tard, je compris que la colonisation nous avait repoussés en des lieux très difficiles à vivre, parce que pauvres et ingrats".
“Le merveilleux jour de la mésaventure”
En juillet 1962, je vivais à Mila. L’oncle
paternel, prénommé Hadj, le plus âgé des frères, s’était installé dans les années 1940 à Kouf, un quartier pauvre situé à environ
1 000 mètres du centre de la ville. Il avait construit une modeste maison traditionnelle, qui était devenue, durant 4 ou 5 ans, à partir de 1956, le premier lieu d’accueil pour les frères et les
cousins Ancer, qui fuyaient les bombardements intenses déversés par l’armée française sur les douars des Béni Feth, sur les contreforts de Jijel (Djidjeli). Mon père a été l’un des derniers de sa
famille à Mila, probablement vers la fin de l’automne 1958.
Quelques mois auparavant, l’intensité des
attaques de l’aviation nous avait contraints, avec plusieurs autres familles, à nous réfugier dans des huttes de branchages, à l’abri d’une forêt de chênes zen.
Le campement ne dura pas longtemps. Un matin,
les huttes furent anéanties par le feu. En ce moment-là, nous étions, dans ma cellule familiale, 4 enfants, 2 filles et 2 garçons, avec nos parents. Père loua un mulet, les siens avaient péri
dans le bombardement de notre maison, située à 2 ou 3 km plus bas dans la vallée.
Le soir même, à la faveur de la nuit, nous
prîmes la direction du sud vers Mila. Grand-père maternel, d’abord, nous accueillit durant quelques mois, mais dans sa cuisine, car il n’avait qu’une seule chambre, dans une de ces fameuses cités
de regroupement, et parce qu’il hébergeait déjà la femme et 2 enfants d’un de ses petits-fils. C’est dire que la vie était intenable pour dix personnes dans un espace aussi exigu. Quelques mois
après notre arrivée à Mila, une chambre devint disponible, chez oncle Hadj. C’était une pièce bien petite, mais c’était déjà mieux qu’une kitchenette tout le temps enfumée au moment de la
préparation de repas. Voilà donc comment ma famille habita au quartier Kouf.
La rage d’une mère
Ce furent des jours, des semaines, des mois et
des années très durs. Nous ne mangions jamais à notre faim et ma mère perdit, accidentellement, le bébé qu’elle venait d’avoir. Mon père, comme d’autres milliers de déracinés, n’avait aucun moyen
pour faire vivre sa famille. Ma mère sortit alors de la maison à la période des moissons.
Elle se dota d’une faucille et se mit à voler des fardeaux de blé, qu’elle battait avec un fléau pour récupérer les grains. On lui tira dessus, un jour, mais cela ne la découragea point. Si nous
ne mourûmes pas de faim, c’était grâce à cette rage d’une mère qui estimait qu’il était de son droit de prendre du blé dans les champs des colons.
L’indépendance vint nous délivrer, dans ce
quartier, de la peur de voir notre père emmené sans espoir de revenir, de la faim qui faisait hurler nos estomacs et d’une vie misérable et sordide. Le grand jour, les habitants du quartier
envahirent ce qui, en juin, était encore un champ d’orge. Allégresse, youyous, chants, rires et surtout danses, durèrent du matin au soir, pendant plusieurs jours. Les visages étaient irradiés de
bonheur et les gens s’embrassaient même s’ils ne se connaissaient pas. J’étais alors un écolier de 11 ans. À l’époque, nous ne fêtions pas nos anniversaires, parce que tout simplement nous ne
connaissions pas cette pratique. Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé que le mien venait chaque année, le 4 juillet, soit à la veille de ce merveilleux jour de la fête de l’indépendance.
C’était partout la liesse. Je n’étais jamais monté dans une voiture ou tout autre véhicule, si ce n’est en m’accrochant comme les autres gamins, à l’arrière d’une benne de camion. Ce jour-là, la
joie aidant, je suis monté dans une benne, avec des gens que je ne connaissais pas, pour me retrouver à 30 ou 40 km, à l’ouest de Mila. Je ne pus rentrer chez moi que tard le soir. C’était pour
utiliser un oxymore, une belle mésaventure qui me fait sourire chaque fois que je me la remémore.
Un élan brisé
Il existe des gens plus compétents que moi pour
mener des analyses de fond, sur l’évolution de l’Algérie. Il me reste l’angle de vue personnel, qui synthétise un peu mes espoirs, mes désillusions, voire parfois mon immense déception de
constater que nous sommes passés souvent à côté de choses réalisables et bien à notre portée. J’étais, au moment où se déclenchait la guerre, un enfant qui vivait dans le pays profond, en haute
montagne. Plus tard, je compris que la colonisation nous avait repoussés en des lieux très difficiles à vivre, parce que pauvres et ingrats. Ma famille, une famille bien nombreuse, survivait
chichement dans une maison sans séparation, où cohabitaient humains et bêtes sous un seul toit. Les hommes, dès qu’ils étaient en âge de travailler, c’est-à-dire dès l’adolescence, s’absentaient
des semaines, voire des mois, durant les périodes des récoltes, pour aller gagner de quoi reconstituer les réserves de nourriture familiales nécessaires aux saisons mortes. Leurs quêtes de
travail les menaient à des dizaines de kilomètres plus au sud ou même à des centaines lorsqu’ils n’avaient pas d’autre choix que d’aller vendanger chez les colons, dans les régions de Skikda et
de Bône (Annaba). Parfois, c’était l’exil en France et, dans ce cas, l’absence pouvait durer jusqu’à deux ans, parfois plus.
Nous ne pouvions espérer une vraie école. Les
heures consacrées, dans notre petite jeunesse, à l’apprentissage du Coran, ne pouvaient changer notre dur sort de paysans, destinés plus tard à aller vendre leurs bras dans les plaines. Il n’y
avait ni route, ni piste carrossable ni infrastructure de santé. Nous ne pouvions pas prétendre à la disponibilité de l’eau, ni à l’électricité. Les femmes allaient chercher le précieux liquide
dans des sources, loin de la maison et nous nous éclairions avec des lampes à huile ou à pétrole.
Mesurée à l’aune de ce semblant de survie dans
lequel nous confinait la France coloniale, il est bien tentant de dire que ces 50 années d’indépendance ont arrangé bien des choses, pour moi et les miens. La fin de la colonisation a permis à
mon père d’avoir une petite maison à Mila. L’indépendance m’a permis, à moi et à la plupart de mes frères et sœurs, d’aller à l’école et, pour quelques-uns d’entre nous, d’accéder à des études
supérieures. Ce nouveau départ m’a ouvert de nombreuses portes, m’a fait découvrir de nouveaux horizons et, surtout, m’a permis d’envisager ma vie future différemment de ce que nous imposait la
colonisation. Les études, du primaire à la l’université, m’ont mis en présence de gens aux qualités scientifiques et humaines certaines, souvent intelligents, d’une grande érudition et d’une
large culture.
La politique dévastatrice des islamistes
J’ai connu beaucoup d’enseignants d’une valeur
appréciable tout au long de ma scolarité et j’ai eu la chance de passer mon baccalauréat, à un moment où les autorités de mon pays déployaient des efforts méritoires, pour doter l’Algérie d’une
infrastructure universitaire digne des pays développés. Le regretté Mohamed Benyahia était alors ministre de l’Enseignement supérieur. Grâce à lui, l’université algérienne pouvait compter sur des
enseignants aux compétences reconnues, venant des 4 continents. La grande majorité d’entre eux transmettaient leur savoir sans restriction, participant ainsi à créer une élite scientifique qui
s’investissait dans les grands projets du pays. Durant les années 1970, j’ai connu une Algérie, certes pauvre, mais en plein bouleversement, où apparaissaient tous les jours de nouveaux
chantiers, de nouvelles entreprises, de nouvelles usines, des ports et des routes ou encore des villages flambant neufs. À l’extérieur, mon pays devenait de plus en plus visible et Alger prenait
la place d’une capitale, vers laquelle se tournaient beaucoup de regards.
Il faut reconnaître à Houari Boumediène une
volonté de construction du pays, réelle et déterminée. Je ne voudrais cependant pas occulter le revers de la médaille.
À sa mort et à cause certainement de sa
démarche, qui avait exclu une participation plus active des Algériens, son œuvre s’effondra rapidement, sous les attaques prédatrices d’une classe avide de pouvoir et de richesses. Dès le début
des années 1980, le journaliste que j’étais devenu a vu l’Algérie s’enfoncer de nouveau dans la pauvreté, la régression et les révoltes. Dès la fin des années 1980, période dite de la décennie
noire, le pays s’installa carrément dans le chaos, vit le sang couler et la mort rôder quotidiennement.
À partir de 1992, l’Algérie sera soumise à une
véritable œuvre de destruction. Déchaînés, les islamistes ont mené une politique dévastatrice, qui n’a pas épargné les biens et surtout pas les hommes. L’affrontement entre les groupes armés du
FIS et l’armée s’est soldé par des milliers de morts des deux bords. La classe politique allait-elle tirer des leçons de tant de souffrances ? À mon sens non : dès la fin des années 1990, les
cercles du pouvoir ont décidé de ramener l’Algérie aux années 1980.
La différence, bien mince, entre la période des années 1980 et celle de la fin des années 1990 à ce jour, réside dans les prix du pétrole, qui permettent de donner quelques illusions d’une “vie meilleure”. N’est-il pas vrai, en effet, que l’Algérie de 2012 demeure incapable de produire, par elle-même, les richesses matérielles ou immatérielles nécessaires à sa consommation et à son développement ?
Ahmed Ancer, 19 juillet 2012. Liberté. Com. Propos recueillis parHafida Ameyar