Bon anniversaire mon cher Karl… Oserai-je vous dire ?
Oserais-je vous avouer mon cher Karl à quel point vous m’avez toujours séduite. Il est bien temps de vous l’avouer n’est-ce pas ? mais c’est maintenant ou jamais…
J’ai aimé votre superbe intelligence, votre humour féroce et la passion avec laquelle vous vous êtes engagé dans les causes que vous embrassiez… Vous m’impressionniez mais sans plus, quelque chose en vous m’attirait irrésistiblement et la lecture de votre correspondance m’a confirmé dans mon sentiment d’intimité, nous avions les mêmes lectures… Moi aussi je connaissais par cœur des extraits en latin de Lucrèce sur Démocrite, alors quand j’ai découvert que vous aviez fait votre thèse sur lui et Epicure, je me dis qu’il n’y avait pas de hasard, pas plus d’ailleurs que quand je constatais votre passion pour Balzac, moi qui étais en train de procéder à un recensement de tous les personnages de la Comédie humaine et chacun des ouvrages dans lesquels ils apparaissaient, nous avions le même univers. Et puis comment vous décrire, vos yeux étaient si rieurs, petits, vous aviez quelque chose d’asiatique malgré la broussaille de votre chevelure et de votre barbe.
Quel dommage, vous étiez si romantique et je vous aurais bien disputé à Jenny, j’aimais tant votre conception égalitaire de l’éducation des filles, de leur participation à la vie politique…
Il est rare d’avoir une telle lucidité et cependant ne pas perdre la compassion pour l’humanité souffrante, d’être capable de traits percutants sans jamais être cynique. Être la proie d’une intense curiosité, dévorer tous les livres au point de rester des journées entières dans une vieille robe de chambre disparaissant dans les volutes de fumée de votre pipe, le tout dans un désordre préoccupant et dans le même temps avoir l’esprit aussi perçant et aiguisé qu’il se peut, être amoureux des faits autant que de la théorie la plus complexe.
Je vous ai rencontré indirectement le jour de mes 15 ans, j’étais chez un libraire, j’ignorais pratiquement tout de vous, mais je ne sais pourquoi je fus attirée par la longue série de vos œuvres et je volais un volume du Capital, le premier, celui dont vous avez supervisé la traduction, celui dont vous désespériez de voir les Français qui veulent en arriver aux conclusions sans avoir la patience de suivre la démonstration, s’intéresser à la première section sur la valeur, le contrat, le fétichisme de la marchandise. Comme vous aviez tort en ce qui me concerne. En rentrant je me jetais sur cette lecture austère, elle m’exalta.
Le seul auteur qui me bouleversa pareillement fut un certain Spinoza dont je trouvais Le Traité théologicopolitique dans les ex galeries Lafayette de Tizi Ouzou. Je comprenais des mots mais le sens général m’échappait, pourtant dans les deux cas je fus convaincue que j’avais affaire à deux géants et j’éprouvais pour ces deux hommes instantanément quelque chose qui ressemblait à de l’amour. Vous d’abord, Spinoza ensuite.
Ce fut comme si le génie de la lampe m’emportait et me faisait survoler le monde pour mieux me faire goûter le silence de l’étude, cette passion de comprendre et de regarder l’univers depuis une chambre monacale envahie par les livres comme dans un tableau de Rembrandt. Et j’éprouvais dans le même temps ce sentiment de voler sans qu’aucune frontière jamais ne nous arrête. J’étais comblée. Qui a un jour découvert LE LIVRE celui qui rassemble les émois de l’enfance devant l’image, la passion de l’adolescence à l’idée de trouver enfin la clé d’une vie et l’enferment dans la protection du silence des bibliothèques me comprendra.
Prolétaire de tous les pays, disiez-vous, et je me suis enrôlée parce que vous m’expliquiez qu’un spectre hantait le monde, le communisme. Et le monde m’a été aventure, merci. Le monde est toujours hors de ses gongs et devrait être remis en place, la classe capitaliste que vous avez si puissamment décrite mène en ce moment l’assaut contre le monde du travail, nous sommes dans le creux du tsunami et la barque est proche de chavirer. L’accumulation multiplie les invalides du Capital, comme vous l’expliquez dans la section IX du livre I. Tout ce que vous avez dit se vérifie et plus encore tant ce mode de production est entré dans un ébranlement auquel rien ne résiste, institutions, représentations, tout parait s’écrouler et pourtant ils ont encore la force de déclencher les cavaliers de l’apocalypse. Voilà j’espère que nous y survivrons.
Mon cher Karl Marx, ce 5 mai est la date de votre anniversaire, alors je voulais vous dire à quel point vous êtes et avez été important pour moi et pour tant d’autres, vous dont la pensée est devenue monde…
Danielle Bleitrach, 7 mai 2012. Faire vivre le Pcf