Albert Camus enquête en Kabylie
Albert Camus avec l'équipe "d'Alger républicain".© Coll Catherine et Jean Camus. Fonds Albert Camus / Bibliothèque Méjanes. Aix-en-Provence.
Albert Camus est mort le 4 janvier 1960
Le Camus des années 30
Pour l’Algérien d’aujourd’hui, les années 30 d’Albert Camus, celle de de sa jeunesse, sont les plus attachantes. L’historienne Agnès Spiquel évoque la vie de Camus en ces temps-là, avant qu’il parte à Paris et s’engage en 1942, avec l’Etranger, dans la vie d’écrivain. Nous publions un des articles de son enquête sur la Kabylie publié en 1939 dans dans Alger-républicain.
« Quand il arrive à l’âge adulte, dans les années 30, Camus est un homme de gauche, sensibilisé à la situation difficile des Petits-Blancs de Belcourt. Ses engagements le mènent à découvrir l’iniquité de la situation coloniale. En 1935, il adhère au PC sur des positions anti-fascistes ; il le quitte en 1937 quand celui-ci fait passer au second plan la lutte anti-coloniale.
La même année, il est à l’origine du « Manifeste des intellectuels d’Algérie en faveur du projet Viollette », plan qui prévoyait une démocratisation de l’Algérie, fondée sur l’idée d’assimilation, par l’accès d’un certain nombre de musulmans d’Algérie à la citoyenneté française. Malgré sa relative modestie, on mesure, à la violence du rejet qu’il a entraîné (il ne fut même pas discuté au Parlement), l’avancée qu’il représentait, donc le courage politique de ses soutiens. Au moment du déchaînement de la guerre, nombreux sont ceux qui, a posteriori, verront dans l’échec de ce plan une occasion ratée.
En 1939, Camus publie, dans divers journaux, des aricles dénonçant la politique de répression contre les nationalistes algériens et l’étouffement de toutes les revendications du PPA (Parti du peuple algérien) ; un historien comme Charles-Robert Ageron en parle comme d’« une voix où la générosité s’alliait à l’intelligence politique ».
Mais ce qui a le plus grand retentissement, c’est la série d’articles qu’il publie en juin 1939 dans Alger-républicain sous le titre « Misère de la Kabylie » : onze longs articles, fruit d’une enquête de terrain, qui montrent précisément cette misère, dénoncent le système colonial qui la produit et reconnaissent la justesse des revendications d’une « vie plus indépendante et plus consciente » et des initiatives prises en ce sens par les indigènes. Camus y dit nettement sa honte de ce que la France a fait – et surtout n’a pas fait. »
Misère de la Kabylie,
Par Albert Camus
Publié dans Alger républicain en juin 1939
Par un petit matin, j'ai vu à Tizi-Ouzou des enfants en loques disputer à des chiens kabyles le contenu d'une poubelle. À mes questions, un Kabyle a répondu : « C'est tous les matins comme ça. » Un autre habitant m'a expliqué que l'hiver, dans le village, les habitants, mal nourris et mal couverts, ont inventé une méthode pour trouver le sommeil. Ils se mettent en cercle autour d'un feu de bois et se déplacent de temps en temps pour éviter l'ankylose. Et la nuit durant, dans le gourbi misérable, une ronde rampante de corps couchés se déroule sans arrêt. Ceci n'est sans doute pas suffisant puisque le Code forestier empêche ces malheureux de prendre le bois où il se trouve et qu'il n'est pas rare qu'ils se voient saisir leur seule richesse, l'âne croûteux et décharné qui servit à transporter les fagots. Les choses, dans la région de Tizi-Ouzou, sont d'ailleurs allées si loin qu'il a fallu que l'initiative privée s'en mêlât. Tous les mercredis, le sous-préfet, à ses frais, donne un repas à 50 petits Kabyles et les nourrit de bouillon et de pain. Après quoi, ils peuvent attendre la distribution de grains qui a lieu au bout d'un mois. Les sœurs blanches et le pasteur Rolland contribuent aussi à ces œuvres de charité.
On me dira : « Ce sont des cas particuliers... C'est la crise, etc. Et, en tout cas, les chiffres ne veulent rien dire. » J'avoue que je ne puis comprendre cette façon de voir. Les statistiques ne veulent rien dire et j'en suis bien d'accord, mais si je dis que l'habitant du village d'Azouza que je suis allé voir faisait partie d'une famille de dix enfants dont deux seulement ont survécu, il ne s'agit point de chiffres ou de démonstration, mais d'une vérité criante et révélatrice. Je n'ai pas besoin non plus de donner le nombre d'élèves qui, dans les écoles autour de Fort-National, s'évanouissent de faim. Il me suffit de savoir que cela s'est produit et que cela se produira si l'on ne se porte pas au secours de ces malheureux. Il me suffit de savoir qu'à l'école de Talam-Aïach les instituteurs, en octobre passé, ont vu arriver des élèves absolument nus et couverts de poux, qu'ils les ont habillés et passés à la tondeuse. Il me suffit de savoir qu'à Azouza, parmi les enfants qui ne quittent pas l'école à 11 heures parce que leur village est trop éloigné, un sur soixante environ mange de la galette et les autres déjeunent d'un oignon ou de quelques figues.
À Fort-National, à la distribution de grains, j'ai interrogé un enfant qui portait sur son dos le petit sac d'orge qu'on venait de lui donner.
- Pour combien de jours, on t'a donné ça ?
- Quinze jours.
- Vous êtes combien dans la famille ?
- Cinq.
- C'est tout ce que vous allez manger ?
- Oui.
- Vous n'avez pas de figues ?
- Non. Vous mettez de l'huile dans la galette ?
- Non. On met de l'eau.
Et il est parti avec un regard méfiant.
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Est-ce que cela ne suffit pas ? Si je jette un regard sur mes notes, j'y vois deux fois autant de faits révoltants et je désespère d'arriver à les faire connaître tous. Il le faut pourtant et tout doit être dit.
Pour aujourd'hui, j'arrête ici cette promenade à travers la souffrance et la faim d'un peuple. On aura senti du moins que la misère ici n'est pas une formule ni un thème de méditation. Elle est. Elle crie et elle désespère. Encore une fois, qu'avons-nous fait pour elle et avons-nous le droit de nous détourner d'elle ?