Annaba, les rabbins sur le toit
Par Clara Martot Bacry, 10 juillet 2022
Journaliste indépendante à Marseille, spécialisée en police-justice.
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Mes ancêtres juifs ont quitté l’Algérie en 1956. J’essaye de comprendre ce qu’ils ont vécu dans ce « là-bas », qui était chez eux. Les antisémites ne m’aiment pas beaucoup parce que je suis insoupçonnable. Blonde, blanche, je porte un patronyme bien d’ici, tout droit sorti du bocage normand de mon père. Famille catholique. Famille de « vikings », on suppose en plaisantant. Mais du côté de ma mère, c’est une autre histoire. On s’appelle Bacry, Cohen, Boazis ou Bakouche.
Pour les prénoms, celles et ceux né.es avant la naturalisation des « israélites indigènes » d’Algérie se nommaient Djimila, Nessim, Turkia ou Khalfallah. Le décret Crémieux de 1870 marque un tournant dans la couleur de mon arbre généalogique. Les prénoms qui changent, c’est la première secousse de la colonisation. Un peu moins d’un siècle plus tard, ce sera l’exil.
Nous sommes juifs. Mais d’où vient-on ? Des peuples berbères et peut-être aussi d’Italie, avant les grandes persécutions des XVe et XVIe siècles. Nos - contestables - tests ADN MyHeritage confortent les théories que l’on se raconte chez nous : un peu d’Europe du sud, un peu de Maghreb, un peu d’Orient.
Mon grand-père, Henri Mardoché Bacry, est né en 1928 à Alger. Ma grand-mère, Huguette M’Berka Cohen, est née en 1930 à Bône, aujourd’hui Annaba. Leurs familles vivent de petits commerces, vente de tissus et confection de pyjamas. Eux deviendront fonctionnaires, chercheur en physique et professeure d’anglais.
Dans l’Algérie française, ma grand-mère va à l’école - gratuite - avec les enfants des colons. Là-bas, sa seule amie est une petite juive dont tout le monde se moque parce qu’elle est pauvre et « fagotée n’importe comment ». J’apprends dans un mémoire soutenu en 2015 sur les juifs de Bône* qu’il s’agit de l’une « des rares villes d'Algérie où la population européenne est plus nombreuse que la population musulmane jusqu'aux années 1930 ». En 1920, on compterait en effet 65% de Français, Maltais et Italiens. On m'explique que tout le monde se côtoie. Mais l'entraide qui règne ne fait pas oublier le contexte, colonial et raciste, qui fait subir aux juifs des injustices et maintient les arabes dans la « misère ».
Je questionne ma grand-mère sur la guerre. Les juifs d’Algérie vivent à l’abri des rafles et a posteriori, ils sauront qu’ils ont été épargnés du pire. Cela n’empêche que sous le régime de Vichy, ils perdent la nationalité française et de nombreux enfants sont privés de classe. C'est le cas de mes tantes. À Constantine, un petit réseau de juifs fortunés met sur pied un enseignement pour elles et les autres qui n'ont plus droit à l'école de la République. Puis en 1942, les Américains débarquent et amènent avec eux boîtes de conserve, chocolat, chewing-gum et sandwichs… au bacon.
Du côté de ma famille paternelle, les « catholiques vikings », c’est l’Occupation nazie. Pas loin des villages normands que j’ai visités enfant, de grands cimetières honorent les soldats morts pour la France. On m’explique que le traumatisme de la grande guerre est trop violent, les familles déjà trop endeuillées pour résister. À la messe, mon grand-père paternel entend de la bouche du prêtre que le vrai danger, c’est le bolchevisme. Voici deux facettes d’une même guerre, deux mondes qui s’ignorent et cohabitent en moi. Petite, je ne comprenais rien, mais alors rien du tout.
En Algérie, ma famille sait qu’elle doit partir. Comme beaucoup d’intellectuels, mon grand-père côtoie et adhère aux mouvements indépendantistes. Ma grand-mère me dit que ceux qui veulent rester, ce sont les petits pieds-noirs, les petits propriétaires. « Il disaient : c’est notre sol, ici. » Entre les deux communautés, il y a de « l’affection » mais les désaccords politiques prennent le dessus.
En 1956, mon grand-père tombe malade et le départ est précipité. Après une année au sanatorium dans la Creuse, direction le sud. En 1957, il n’y a personne encore. À la synagogue d’Aix-en-Provence, mon grand-père vient renforcer les effectifs composés alors de trois juifs : un Algérien originaire de Batna, un Français qui s’était caché pendant la collaboration et un troisième homme qui était bien obligé de s’improviser rabbin.
Après la guerre, le judaïsme européen est à reconstruire. Certains se tournent aussi vers Israël, comme deux de mes tantes et 10% des juifs algériens autour de 1962. C’est peu. Au point qu'en 1963, l’État hébreu intente à la communauté un procès surréaliste, mais réel. Dans Le Monde à l’époque, on explique que les juifs algériens se voient reprocher « de n'avoir pas su, fuyant en exil, tirer la leçon de l'histoire et d'avoir préféré un second exil plutôt que de trouver dans l'État d'Israël leur foyer permanent ».
Entre temps, Bône est devenue Annaba. Dans ma famille, personne n’est allé voir ce que les années ont fait à la ville, puisqu’on présume qu’elles ont « tout effacé ». Mais au printemps, j’ai découvert que c’était faux.
Samir Messikh habite à Marseille, comme moi. Sa famille veille sur Malpassé, « forêt de ciment » des quartiers nord où son père, Omar, a bâti la seule grande mosquée de la ville. C’est à l’occasion d’un reportage sur son travail associatif que je rencontre Samir. Quelques mois plus tard, Instagram m’informe de ses vacances à Annaba. Je me permets de l’interpeler. Il me demande l’adresse de ma grand-mère. C’était si facile et pourtant, personne n’y avait jamais pensé.
Samir pousse la porte du 9, rue du Conseil National de la Révolution Algérienne. Évidemment, ma grand-mère l’a connue sous un autre nom : la rue du 4 septembre, hommage à la IIIe République proclamée en 1870. Construite « sur l’emplacement des remparts », c’est la rue qui, plus que toutes les autres, fait tampon entre la ville coloniale et la « vieille ville » qui abrite synagogue et mosquée.
Quand je reçois ses photos, j’ai l’impression que Samir m’écrit depuis la rue d’à côté. Ce carrelage, ces escaliers cabossés, ces balcons filants me rappellent Marseille. Des souvenirs que ma grand-mère n’avait jamais évoqués rejaillissent là. Le carrelage où les enfants jouaient aux osselets, les escaliers que les plus courageux dévalaient sur la rampe… Les balcons et le toit, où l’on dormait quand il faisait trop chaud et où les rabbins montaient pour égorger les poulets. « Ah ! Je suis peut-être la dernière à me souvenir de tout ça !!!!!! »
Avant de publier ce billet, j'appelle ma grand-mère pour vérifier que je n'écris pas bêtises. Cela donne lieu à une longue mise au point où paradoxalement, plus les faits sont clarifiés, plus ils semblent ambivalents. Exception faite d'une certitude : le système colonial était trop injuste pour durer, tout le monde le savait et c'était franchement inutile de sacrifier autant de vies pour que triomphe l'évidence.
*Benjamin Drif. La communauté juive de Bône (1870-1940) : mutations socio-culturelles à l’époque coloniale. Histoire. 2015.
Source : blog Mediapart