Rabeh Sbaa : « L’algérien n’est pas un dialecte, c’est une langue à part entière »
Par Ali Boukhlef, 3 juin 2022
Pour son deuxième roman, Rabeh Sbaa a choisi d’innover. Ce sociologue et anthropologue des langues a publié un roman, Fahla, entièrement écrit en langue algérienne, l’arabe dialectal, la plus parlée en Algérie devant le berbère et le français.
L’auteur, également professeur des universités, a utilisé une double graphie, latine et arabe, en attendant la codification de ce qu’il considère comme une « langue à part entière ». Et pour plaider sa cause, il met en scène une femme, Fahla (femme courage en arabe algérien), dans une société conservatrice qu’elle défie, tout comme la langue algérienne défie les deux langues dominantes dans la littérature algérienne : l’arabe classique et le français.
EXTRAIT.
Middle East Eye : Votre deuxième roman, Fahla, a été écrit en algérien, l’arabe utilisé en Algérie. Pourquoi un tel choix ?
Au commencement, il y a le constat d’une absence. L’absence de la langue algérienne du paysage littéraire national, composé seulement de trois formes d’expression dominantes, une littérature d’expression arabe, une littérature d’expression française et, plus récemment, une littérature d’expression amazighe, notamment kabyle.
J’ai constaté que le grand absent de ce triptyque était paradoxalement la langue la plus parlée, la langue du plus grand nombre, la langue algérienne. J’ai attendu longtemps qu’un de nos littérateurs prenne la décision de combler cette absence. En vain. J’ai alors décidé de le faire et cet acte s’inscrit dans le prolongement de mes préoccupations académiques et de mes recherches universitaires dans le domaine de l’anthropologie linguistique.
C’est de là que provient l’observation à la base de cette genèse. Après de longues années de recherche, d’enseignement et après la publication de plusieurs ouvrages dans ce même domaine, je suis parvenu à la conclusion que la langue algérienne est apte à devenir une langue littéraire et académique. Une langue d’écriture et d’enseignement.
Au même titre que le maltais, l’hébreu ou d’autres langues qui ont quitté leur statut de langues minoritaires ou minorées pour évoluer vers le statut de langues nationales et officielles.
La langue algérienne est capable d’évoluer vers ce statut. Un roman de près de 300 pages écrit dans cette langue est le meilleur gage de cette possible évolution. D’ailleurs il faudra à l’avenir cesser de parler « d’arabe algérien » car l’algérien n’est pas un arabe acclimaté. L’algérien n’est pas un dialecte. Encore moins un arabe dégradé.
Je ne le répéterai jamais assez : l’algérien est une langue à part entière, avec sa grammaire, sa syntaxe, sa sémantique et toute sa personnalité linguistique. Une personnalité historique qui a été injustement minorée pour des raisons idéologico-politiques.
Il est temps, à présent, de se débarrasser de cette langue d’opacité mortifère ou plus précisément mortifiante. Une langue à la fois mystificatrice et castratrice, qui veut asexuer la langue algérienne. Comme elle l’a fait pendant des décennies pour les langues de matrice amazighe.
Vous faites partie des rares écrivains algériens et maghrébins à recourir à cette langue, après Kateb Yacine qui l’utilisait dans le théâtre. N’est-il pas judicieux de commencer par la codifier, comme l’a fait par exemple Mouloud Mammeri pour le berbère ?
Nous sommes quelques-uns à travailler depuis plusieurs années sur cette question de la codification. Autant le dire franchement, elle ne se fait pas sans problèmes. Comme c’est également le cas pour la standardisation du tamazight.
Mouloud Mammeri [écrivain et linguiste spécialiste de la langue et de la culture berbère] avait une autre vision et une autre approche de la question linguistique. Il ne s’embarrassait pas des contraintes institutionnelles comme le fait le Haut Commissariat à l’amazighité.
Les langues algériennes natives doivent briser leurs suffocantes muselières. Les langues de souche amazighe comme la langue algérienne sont vivantes et entières. Et doivent évoluer vers leur objectivation.
L’algérien est incontestablement une langue d’avenir. Car il est d’une souplesse syntaxique et d’une capacité d’absorption lexicale très rare. Il suffit d’entendre la multiplicité colorée de ses sonorités. La plupart des autres langues sont prisonnières de la rigidité de leurs règles grammaticales et syntaxiques. Ce n’est pas le cas de l’algérien.
L’algérien est ouvert à toutes les réceptions, à toutes les variations et à toutes les déclinaisons. Les linguistes avertis savent que dans l’algérien, il existe des mots de l’époque punique, libyque, des mots arabes, turcs, espagnols, italiens, français et beaucoup de vocables puisés dans les différents idiomes berbères.
C’est dans cette perspective que s’inscrit le projet de réhabilitation de la langue algérienne, dont la publication de ce premier roman en algérien constitue l’un des jalons d’une littérature d’expression algérienne. La question de la codification se réglera dans le même mouvement que celui de l’officialisation.
Peut-on s’attendre à d’autres publications de ce genre dans l’avenir ?
Non seulement j’ai largement entamé l’écriture d’un roman dans la même langue, mais j’encourage vivement d’autres à le faire. Il existe bien des chansons, des pièces de théâtre et de la poésie, en l’occurrence le melhoun, dans cette langue, mais elles n’ont malheureusement pas la visibilité qu’elles méritent.
Ces grands canaux de communication [que sont le théâtre et le cinéma] sont nécessaires pour la promotion de nos langues, toutes nos langues
Beaucoup de contes du terroir sont lus, depuis peu, dans cette langue aux enfants, qui réagissent très positivement. Car il s’agit de voyages dans l’imaginaire par le moyen de leur langue native. L’usage de la langue algérienne pour la lecture de ces contes pour enfants remplace la figure légendaire de la grand-mère conteuse qui a bercé nos enfances.
Il y aura donc non seulement des publications de ce genre à l’avenir, mais nous étudierons avec des partenaires sérieux la possibilité d’adapter Fahla au théâtre et au cinéma. Ces grands canaux de communication sont nécessaires pour la promotion de nos langues, toutes nos langues.
Texte intégral : Middle East Eye