SALON DU LIVRE 2022. Avec les fondateurs des éditions Barzakh
Propos recueillis par Rachida El Azzouzi et Faïza Zerouala, publiés le 29 mars 2022 dans Mediapart, sous le titre « Des livres pour proposer du sens au chaos de notre réalité ». Les deux journalistes expliquent :
«Quand Selma Hellal nous a annoncé qu’elle serait de passage à Paris en ce mois de mars 2022, après deux années coincée par la pandémie dans une Algérie qui s’est repliée sur ses frontières, nous avons aussitôt bloqué une date pour nous rencontrer et poursuivre un entretien passionnant démarré en 2019, avec elle et son mari Sofiane Hadjadj au plus fort du Hirak, le nesoulèvement populaire qui a déchu Abdelaziz Bouteflika, à Alger dans les bureaux de Barzakh. Cet entretien est le fruit de ces deux rencontres».
EXTRAITS
Vous avez fondé en 2000 les éditions Barzakh, une oasis littéraire en Algérie. Cette maison est le fruit de votre rencontre avec votre mari, Sofiane Hadjadj…
Selma Hellal : Avec Sofiane, on s’est rencontrés à Paris lors de nos études, à la fin des années 90. Nous sommes passionnés de littérature et de cinéma, habités par un désir sourd de tenter quelque chose en Algérie. Quand on rentre à Alger, lui en 1998, moi fin 1999, c’est la fin de la décennie noire, Bouteflika arrive au pouvoir. On sort d’une séquence de guerre civile terrifiante. Du point de vue de la sphère culturelle et de la chaîne du livre, il n’y a presque rien.
Il y a quelques maisons d’édition privées (Chihab, Casbah, etc.) mais qui ne publient que peu de littérature. Il y avait eu la très courageuse revue Algérie Littérature Action, dirigée par Marie Virolle et Aïssa Khelladi, les éditions Bouchene avant (précurseur dans le domaine, avec quelques autres) mais qui étaient affaiblies et avaient dû, à cause du contexte meurtrier, continuer de produire depuis la France.
Beaucoup d’écrivains, aussi, étaient partis, certains avaient été assassinés, comme Tahar Djaout. On arrive sur un champ de ruines. Mais paradoxalement, c’est le moment du « tout est possible », d’une soif de vie et de dire, d’une ébullition culturelle, que nous voulons tenter de capter en éditant des voix singulières. Chez Sofiane, ce « désir d’édition » est très fort, et il nous donne les moyens de l’incarner.
Pourquoi alors se lancer dans une telle entreprise et créer une maison d’édition en Algérie ? Le livre reste cher en Algérie, les librairies et les bibliothèques sont peu nombreuses, il est même difficile de trouver des espaces pour accueillir des rencontres littéraires. L’un des rares accès demeure le Salon du livre international d’Alger, l’un des plus gros événements culturels au monde, qui vient de rouvrir après deux ans d’interruption à cause de la pandémie. De plus, vous publiez en français. C’est ce que racontait le roman Nos richesses de Kaouther Adimi, où la librairie historique de l’éditeur Edmond Charlot devient un magasin de beignets.
Selma Hellal : C’est quelque chose que l’on avait au corps mais c’est une folie qu’on pouvait se permettre. On salue souvent le « courage » qu’à l’époque nous sommes censés avoir eu… En vérité, c’est plus complexe : il y avait sans aucun doute une certaine dose d’inconscience, et il a fallu beaucoup de témérité, certes, mais si nous avons pu nous lancer dans l’aventure, c’est aussi parce que nous venons tous les deux de familles relativement aisées, privilégiées – le risque était finalement assez limité.
Sofiane vient d’une famille bourgeoise (un père natif de la ville du Sud, El-Mnea, une mère algéro-marocaine, née à la Casbah) très pieuse, où l’arabe domine ; moi, de la bourgeoisie moyenne, où l’on parle plutôt français. On a fait tous les deux le lycée français, lycée Descartes, très prisé à l’époque, où allaient les enfants de l’élite.
Souvent, la plupart de ceux qui passaient par là continuaient leur cursus à l’étranger après avoir obtenu leur bac, c’était une continuité assez logique. Nous sommes allés étudier à Paris, Sofiane l’architecture et la littérature arabe, moi les sciences politiques.
Sofiane Hadjadj : La question des langues nous a par ailleurs toujours beaucoup occupés, nous avons toujours eu le souci d’éditer dans les deux langues, français et arabe, même si ce que nous savons faire le mieux, et étant donné l’exigence stylistique que nous essayons de maintenir, c’est accompagner les textes en langue française. Avec la conscience que c’est une langue minoritaire.
La question de la traduction, dans un pays trilingue (arabe, français, berbère) comme l’Algérie, est cruciale. À notre échelle, même si c’est difficile, nous essayons de proposer des traductions. Nous avons par exemple publié Un jour idéal pour mourir, roman de Samir Kacimi traduit de l’arabe, en achetant les droits de la traduction à Actes Sud.
Nous avons aussi lancé la traduction, du français vers l’arabe cette fois, par l’écrivain et traducteur Salah Badis, du très beau roman de Joseph Andras De nos frères blessés. Nous essayons de faire circuler la littérature dans les deux sens, mais cela a un coût très élevé, surtout en l’absence de politique publique du livre.
Quant au prix du livre, c’est en effet un frein, même si nous mettons un point d’honneur, à Barzakh, à proposer des livres à des prix accessibles. Ces derniers temps, la hausse des prix des matières premières, alors que, par ailleurs, il y a une pénurie mondiale de papier, est un obstacle majeur. Par exemple, quelques-unes de nos publications (comme la réédition du texte de Samir Toumi Alger, le cri, ou de celui de Souad Labbize, Glisser nue sur la rampe du temps), qui devaient sortir en novembre 2021, ne seront prêtes que fin mars 2022.
Là encore, sans une politique du livre volontariste, claire et structurée, qui lèverait par exemple les taxes sur le papier et sur tous les intrants (encre, colle…), lesquels sont tous importés, les éditeurs sont condamnés à une précarité dramatique. Et au bout de la chaîne du livre, ce sont les lecteurs qui sont pénalisés.
Selma Hellal : La profession se sent abandonnée, obligée alors de solliciter le soutien de structures telles que l’Institut français d’Alger, très constant dans les subventions qu’il propose, ou la fondation allemande Friedrich-Ebert. Celle-ci nous a d’ailleurs permis de réaliser un très beau projet : la publication d’un recueil de textes intitulé J’ai rêvé l’Algérie, dans une édition en langue française, et en langue arabe.
C’était en pleine pandémie ! Cela nous a aidés financièrement et moralement, nous nous sentions galvanisés, des femmes et des hommes de différentes générations, avec des trajectoires très différentes, s’autorisaient – et l’exercice n’était pas simple – à se projeter de nouveau, à donner du sens à l’avenir alors que nous étions au « cœur des ténèbres »…
Vous aimez dire que Barzakh, c’est le retour du “je” en Algérie ?
Sofiane Hadjadj : C’est très important. Nous y réfléchissons beaucoup, cette question du « je » est cruciale dans des pays comme l’Algérie, où prime le collectif, où le « je » est subsumé en permanence dans le « nous ».
Ce qui nous habite aussi, c’est le texte : on essaie d’être attentif à la phrase, à son rythme, au souffle, à la voix singulière qui en émane. C’est avec cette exigence-là que nous travaillons, pour qu’émerge une subjectivité. Les textes militants, qui au demeurant doivent exister, nous intéressent moins. Car nous sommes convaincus que le poétique est aussi politique.
Il y a une volonté de préservation du patrimoine littéraire et de l’histoire chez Barzakh. On le note avec la parution de ce livre de Kamel Daoud et Raymond Depardon. Ou encore avec la publication prochaine des Impatients d’Assia Djebar, totalement introuvable, comme vous l’avez fait en 2017 avec La Soif, dont vous parlez justement. Pourquoi ces choix de republication ?
Selma Hellal : Cela participe d’une stratégie très pensée. Le premier volet de notre travail est de donner à entendre de nouvelles voix de l’Algérie d’aujourd’hui. Et il y a ce deuxième volet, celui de la réappropriation de ce patrimoine qui, pour des raisons historiques tout à fait explicables et respectables, était français.
Tous ces auteurs et autrices (Assia Djebar, Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, etc.) ont écrit dans cette langue et ont été publiés par des maisons d’édition françaises comme Julliard, Le Seuil ou Maspero qui étaient engagées. Ou même Les Éditions de minuit. À l’époque, cela faisait sens, pour eux, de porter ces voix qui parlaient du colonialisme. Mais, de fait, ce sont aujourd’hui ces éditeurs qui en possèdent les droits. Nous, nous avons voulu republier ces livres en Algérie et d’abord pour une raison pragmatique : afin de proposer ces textes, désormais considérés comme des classiques, à des prix raisonnables.
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La Soif, d’Assia Djebar, était introuvable jusqu’alors. On a la chance de connaître un peu sa famille qui a accepté de nous autoriser à publier ce premier roman d’Assia Djebar, ainsi que son deuxième, introuvable lui aussi, Les Impatients, dans un cadre très balisé et seulement en Algérie.
D’une manière générale, depuis quelques années maintenant, il y a un rééquilibrage sensible des rapports entre éditeurs des deux rives. Et même, parfois, un renversement. Auparavant, c’est nous qui déployions quantité d’efforts pour attirer l’attention des éditeurs français et étrangers. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux s’adressent spontanément à nous en quête de textes à rééditer.
Cela été le cas pour La Soif, qu’ils ont redécouvert grâce à nous en quelque sorte. Ils nous ont contactés pour nous demander s’ils pouvaient en acheter les droits. Dans ce cas, ce n’était pas envisageable, puisque nous ne les possédons pas. Mais c’est le cas pour quantité d’auteurs de notre catalogue maintenant, comme Adlène Meddi (repris par Rivages), Ryad Girod (P.O.L.), Mustapha Benfodil (Macula), Hajar Bali (Belfond) ou Chawki Amari (L’Observatoire) pour ne citer qu’eux. C’est très gratifiant, et passionnant à observer.
L’Algérie demeure dans l’impasse sur tous les plans. Comment vivez-vous cette situation ?
Selma Hellal : Il est difficile, au quotidien, de puiser au fond de soi endurance et espérance. La crise qui frappe le pays est multiple, le niveau de vie a baissé de manière préoccupante, et le contexte mondial n’aide pas à être optimiste.
Et puis, il y a eu la crise sanitaire, à l’origine de drames innombrables, et qui, de plus, a été un prétexte pour le régime pour verrouiller le débat politique et s’autoriser une incontestable dérive autoritaire : nous n’oublions pas tous les détenus politiques encore incarcérés à ce jour. Il y avait eu ce soulèvement populaire incroyable, en février 2019, toutes ces personnes, tous ces corps qui se sont mis en branle dans la rue, dans toutes les villes du pays.
Il faudra sans doute encore du temps pour trouver les mots justes, précis, pour nommer l’extra-ordinaire de cette expérience. Se mettre en marche et dire « ce n’est plus possible », quel courage il aura fallu. Et puis, tout s’est brouillé. Il y a eu du désenchantement, de l’épuisement. Il y a eu aussi une polarisation du champ politique entre « pro » et « anti »-Hirak, comme s’il n’y avait pas de place possible pour la complexité, les interstices, les positions nuancées, hésitantes et balbutiantes. Cela aussi a contribué à stériliser le débat. Mais c’est tellement complexe, et nous ne sommes ni journalistes ni sociologues.
Nous, nous essayons d’agir à notre échelle, de nous concentrer sur ce que nous savons faire : des livres, pour proposer du sens au chaos qu’est notre réalité. Il nous faut, envers et contre tout, nous appliquer à creuser notre sillon. La ténacité de nos auteurs nous y aide. Et l’enthousiasme de nos lecteurs, dont certains habitent des villes sans librairie, et dont la soif de lire, de comprendre, d’embrasser le monde par la littérature est vertigineuse. Cela suffit à redonner du sens à notre action.(Source : Mediapart)
Contribution
Un combat reste toujours à mener
Par Selma Hellal et Sofiane Hadjadj, 31 octobre 2020
(ÉDITION BARZAKH)
“Demain l’incertain/encore plus incertain que l’hier” Abdellatif Laâbi.
Plus qu’un rendez-vous à la fois culturel et commercial, le Sila est, au fil des années, devenu un jalon de la vie sociale algérienne. C’est réellement un événement – un phénomène, encore partiellement inexpliqué. Mais voilà : énième anomalie dans l’anomalie répétée de ces jours de pandémie, béance de la fin octobre : le Sila 2020 n’aura pas lieu, et l’heure est grave.
Flashback. En avril 2000, nous créons Barzakh, notre maison d’édition. Cette année-là, très exactement en octobre, se tient la cinquième édition du Sila. Un si jeune salon, qui a repris vie en 1996, après dix années d’interruption. C’était il y a vingt ans. Bouteflika avait été élu président de l’Algérie un an plus tôt. Il était censé tourner définitivement la page des années de terrorisme et nous faire entrer dans une ère de paix et de prospérité.
Il n’y avait ni métro ni tramway alors, la promenade des Sablettes n’existait pas et la Grande mosquée ne s’était pas posée le long de l’autoroute. Trois semaines auparavant, les jeux Olympiques de Sydney s’étaient clôturés. L’Algérie n’avait glané qu’une seule médaille d’or, celle du 1500 mètres féminin où Nouria Mérah-Benida avait battu, au finish, deux Roumaines tenaces. Elle allait avoir trente ans et nous aussi. Mais qui se souvient de Nouria Mérah-Benida ?
Et donc, en ce mois d’octobre de l’année 2000, sous le ciel d’Alger à la lumière si particulière – lumière d’un “bleu invincible” comme la décrit Mohammed Dib –, nous participons au Sila pour la première fois. Nous sommes émus et intimidés de pénétrer dans le Palais des expositions, aux Pins Maritimes. Dans le hall principal, dans ce décor comme figé depuis les années soixante-dix, nous nous installons avec notre stand minuscule et nos toutes premières publications… C’est là que nous rencontrons ceux qui deviendront nos collègues et parfois nos amis.
Smaïn Ameziane, directeur des éditions Casbah, rompu aux préparatifs de l’événement, est en quelque sorte notre mentor ; il a un air à la fois paterne et incrédule devant le couple épris de littérature, plein d’allant, que nous formons. Azzedine Guerfi, patron des éditions Chihab, amical, nous sourit de son large sourire plein de malice. Nous croisons l’historien Daho Djerbal qui, littéralement, porte la revue “Naqd” à bout de bras… Et surtout, nous faisons connaissance avec le public. Tout semble possible.
Nous avions déjà sept titres au catalogue, certains affreusement imprimés à l’imprimerie de la revue Révolution Africaine située à Belouizdad (qui se souvient encore de Révolution Africaine ?). Mais nous en savions la qualité d’écriture, la singularité radicale. Il y avait deux romans en arabe, ceux de H’mida Ayachi et de Bachir Mefti, et, en français, le premier roman d’Arezki Mellal. Il y avait également “L’œil du chacal”, inquiétant météorite dans le ciel sombre de la fin des années quatre-vingt-dix, recueil de contes raffinés et cruels de l’énigmatique Younil (qui se souvient encore de Younil ?).
Il y avait aussi “Zarta !”, premier roman luxuriant, biscornu, déjà dissident, du journaliste-reporter Mustapha Benfodil, travaillant à l’époque au journal “Liberté”. En couverture, un dessin de Jaoudet Guessouma – un bidasse en cavale, hilare et débraillé, déclinaison locale du brave soldat Chveïk dont les aventures en feuilleton télévisé avaient égayé notre enfance – et, en guise de préface, un texte de SAS, intitulé “Génération Benfodil” (quelle émotion aujourd’hui, vingt ans après, en ce mois d’octobre 2020, de voir Mustapha Benfodil, l’un de nos plus fidèles auteurs, lauréat du prix Mohammed Dib pour son dernier roman “Body writing” !)
Vingt ans ont passé, nous avons connu tous les avatars : du stand étriqué, avec tables, affiches et étoffes de fortune, à celui, chic et imposant (un brin arrogant ?), fendant l’espace comme un paquebot ; désormais, et depuis quelques années, plus sages, y compris dans notre comptabilité, nous nous en tenons au même espace, marqué au coin “Barzakh”. Même s’il y eut des années plus insouciantes et facétieuses que d’autres, même si la fatigue s’est insinuée, jusqu’à la lassitude parfois, jusqu’au découragement (chaque fois vaillamment conjurés par la petite équipe Barzakh, verticale et stoïque jusqu’au soir, aimable et pugnace dix jours durant), cette échéance a toujours été un rendez-vous crucial.
Une occasion de “pavoiser”, c’est-à-dire de “s'apprêter”, comme on le fait à l'occasion d'une fête, d'une cérémonie, pour affirmer sa fierté d'être soi, d'être un acteur culturel tentant de cultiver son indépendance, de maintenir, coûte que coûte, une ligne éditoriale cohérente et exigeante. Occasion, surtout, de faire honneur au public. Le fameux public du Sila : étudiants, familles, flâneurs, enfants…
Quid du Sila 2020 ? La pandémie est passée par là. Maudit Covid-19 ! Une personnalité officielle a annoncé : “L’édition 2020 sera remplacée par un salon virtuel et une plateforme de vente en ligne”. Allons, bon ! Le Sila n’est ni une plaque tournante professionnelle (comme l’est la Foire de Francfort par exemple, cette année convertie en effet en événement virtuel à l’organisation tirée au cordeau) ni un espace de débats particulièrement captivants (relisez le texte désopilant de Hajar Bali…). C’est d’abord une gigantesque halle où des milliers de livres se touchent, se retournent, se renversent, se tâtent et, in fine, s’achètent, ce qui, après tout, est l’essentiel.
Tout cela est-il bien sérieux ? Les éditeurs n’ont pas été consultés, d’autres formules auraient pu être inventées, comme, par exemple, de modestes opérations délocalisées au niveau des librairies et cafés littéraires du pays. Mais non, rien de cela n’a été pensé, suggéré. Car nos institutions ne veulent jamais rien de modeste, il faut toujours de la démesure, du grandiloquent. Le ministère de la Culture, paralysé dans son obscure léthargie et les dédales de ses couloirs, était-il seulement capable de s’ajuster à pareil contexte ?
En avait-il seulement l’envie ? D’autant que les caisses sont vides, nous assène-t-on sévèrement depuis des années, comme on réprimanderait des enfants “gâtés-gavés”, reléguant les “années fastes”, sous Khalida Toumi, à une expérience lointaine et vague – opulence dont nous nous sommes tous accommodés, dont chacun a profité (avec pour seul et fragile garde-fou, son éthique personnelle), et qui aura durablement corrompu les âmes.
En attendant, disons-le sans détour : le secteur de l’édition se meurt. Habituellement, des centaines de nouveautés paraissent en prévision du Sila. Cette année, il n’y en a eu qu’une poignée. Dans notre cas précis, cette année est une année blanche, qui met en péril l’existence même de notre structure. La crise nous frappe de plein fouet, tout comme elle frappe les autres maillons de la chaîne du livre, distributeurs, libraires, imprimeurs ; tout comme elle frappe des pans entiers de l’économie. Nous ne pouvons pas nous satisfaire de déclarations d’intention (aussi sincères et louables soient-elles), de promesses, de belles phrases. Si rien n’est fait concrètement, c’est tout un pays, et une société civile, qui sont condamnés à l’asphyxie.
Chacun y va de sa formule pour tenter de mettre des mots sur le mal : “pays coagulé”, diagnostiquait l’autre jour un vieux professeur de médecine, génie des métaphores médicales ; “pays sous cloche”, écrivait tantôt un ami écrivain – pays engourdi, étourdi, ankylosé, pétrifié. Maudit virus ! C’est sa faute, assurément. Mais d’aucuns, de par le monde démocratique, ne s’y sont pas trompés, s’alarmant du risque de dérive autoritaire, du toujours-plus-de-contrôle induits par les mesures sanitaires (confinement, dépistage, couvre-feu, etc.), lesquelles ont bon dos.
Et chez nous ? Plane “le syndrome de la dictature” dont parle si finement l’écrivain égyptien Alaa Aswany, aujourd’hui en exil, dans son dernier essai – un livre à méditer. À la hantise du virus, s’ajoute la peur. Dans cette expérience des limbes que nous faisons, chacun, impuissant, se demande sans doute par-devers soi : comment résister à la destruction intime, comment convertir l’invraisemblable énergie de février 2019 en un “agir”, en un “faire” ? Où puiser notre énergie, comment mobiliser notre enthousiasme quand, chaque semaine, dans cette “Algérie Nouvelle” dont on nous répète ad nauseam qu’elle consacre le droit et la liberté d’expression, quidams, étudiants, journalistes ou militants sont arrêtés et condamnés pour des motifs tellement fallacieux, tellement invraisemblables que, si les peines n’étaient pas aussi lourdes et dures, cela relèverait de la farce ?
Alors que le réel – cette chose terrible qui n’a cure des stratégies politiques – nous rattrape par le cou et menace de nous exploser au visage, domine le sentiment d’un cauchemar éveillé. Le cauchemar du Procès de Kafka où l’absurde se mêle à une forme de terreur cotonneuse. Le cauchemar des films d’action hollywoodiens où, tels des passagers damnés, nous serions prisonniers d’un train inarrêtable filant à toute vitesse vers le gigantesque mur de la catastrophe économique et sociale. Sauf que, ni Denzel Washington ni Steven Seagal ne surgiront de quelque nuit mystérieuse, pour, miraculeusement, nous sauver. Il n’y a pas de miracle possible sinon celui de réellement faire œuvre de changement.
“Que faire” ? L’éternelle question… Dans le monde des livres – et que fréquentent, quelles que soient leurs conditions, des milliers d’Algériens, au moins une fois par an, lors du Sila précisément –, et dans le nôtre en particulier, monde marginal, minuscule et pourtant invincible de la littérature, une obsession domine : celui du pouvoir qu’elle donne. Pouvoir à la fois dérisoire et absolu.
Alors, avec ou sans Sila, que faire ? Eh bien, se remettre au travail, celui d’éditer de la littérature, reprendre consciencieusement sa besogne, avec l’opiniâtreté de qui connaît son ouvrage, en songeant aux mots si précis et si précieux de Mohammed Dib, encore lui, toujours lui : “Pourtant c’est nécessaire, il faut s’exposer, un combat reste toujours à mener, celui de faire œuvre de vie. Mener en paroles, en actes, par écrit. Opposant aux discours soufflés par la haine, à l’instigation au crime, les mots justice, espoir, amour, sans se décourager…”
Source : Liberté