« Un mode particulier de capitalisme d’Etat a émergé en Chine, dirigé par le Parti communiste »
Tribune au journal Le Monde
Par Kjeld Erik Brodsgaard, 21 janvier 2022
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Kjeld Erik Brodsgaard est professeur au sein du Department of International Economics, Government and Business de la Copenhagen Business School, Danemark
Le miracle économique chinois a fait l’objet de nombreuses tentatives d’explication. Beaucoup d’observateurs ont affirmé qu’au fond, l’économie de la Chine n’était qu’un capitalisme déguisé.
Le marché y jouerait un rôle de plus en plus prépondérant dans l’allocation et la mobilisation des ressources, poussant même les entreprises d’Etat vers le modèle occidental de gouvernance. On a même cru pouvoir affirmer que la Chine «jou[ait] selon nos règles » (Playing Our Game: Why China’s Rise Doesn’t Threaten the West, d’Edward S. Steinfeld, Oxford University Press, 2010).
Mais depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping, il apparaît que la convergence avec les modèles occidentaux a cessé, et qu’a émergé un mode particulier de capitalisme d’Etat, dirigé par le Parti communiste chinois (PCC).
En dépit de tout le battage fait autour du développement du secteur privé en Chine, le fait est que les secteurs stratégiques restent dominés par d’énormes entreprises d’Etat. Elles contrôlent l’aérospatial, le pétrole et le gaz, l’énergie nucléaire, la chimie, les télécoms, la construction navale, l’aviation, l’acier, etc. Sous Xi Jinping, l’Etat a certes progressivement réduit sa gestion directe des entreprises publiques, pour s’adjuger de plus en plus un rôle d’investisseur ou de gestionnaire de capital, mais cela ne se traduit pas par un assouplissement du contrôle. Le PCC intervient désormais directement et assure de plus en plus de fonctions autrefois du ressort de l’Etat.
Au premier rang figure le système de nomenklatura, qui donne au parti toutes les nominations aux fonctions dirigeantes. Au niveau central, la nomenklatura est une liste de 3000 postes de haut niveau, gérés par le département central de l’organisation du PCC. Cette liste comprend les PDG, les présidents des conseils d’administration (CA) et les secrétaires du parti des plus importantes entreprises publiques chinoises.
Le deuxième instrument du PCC est le système de rotation des membres de la nomenklatura entre des postes dans l’industrie et des positions dans le parti. A l’heure actuelle, 20 % des gouverneurs de province et des secrétaires du parti viennent de l’industrie.
Les milliardaires de la tech dans le viseur
Les comités et cellules du parti au sein de l’entreprise constituent le troisième instrument de contrôle. Des documents récents du PCC insistent sur le fait que toute entreprise, organisation sociale et même joint-venture, doit se doter d’une cellule du parti. Ces documents soulignent que la gouvernance des entreprises publiques doit s’exercer selon le principe dit «de double entrée» et «de chevauchement des compétences»: la même personne doit assurer la fonction de secrétaire du parti de l’entreprise et de président du conseil d’administration, ou encore les membres du CA et de la direction doivent être cadres du parti et vice versa.
De son côté, le secteur privé, depuis son autorisation officielle en 1988, s’est adjugé la part du lion dans la production et l’emploi. Les entreprises technologiques sont souvent citées en exemple du boom du privé. Des entrepreneurs ont amassé des fortunes considérables: la Chine compte désormais plus de milliardaires en dollars que les EtatsUnis, l’Inde et l’Allemagne réunis.
Mais les milliardaires de la tech sont désormais sur la sellette. En octobre 2020, quelques jours avant qu’Ant Group [ filiale d’Alibaba] fasse son entrée en Bourse à Shanghaï et à Hongkong, son fondateur, Jack Ma, a accusé les autorités d’être trop bureaucratiques et interventionnistes.
Ses remarques ont été rapportées à Xi Jinping, qui a aussitôt décidé d’empêcher l’introduction en Bourse du groupe et de limiter l’influence des entreprises de la tech sur le système financier. Certaines d’entre elles ont réagi aux nouveaux signaux émis par le président chinois en s’engageant à verser de grosses sommes à des organismes caritatifs..
Le secteur privé se trouve ainsi emporté dans la campagne de renforcement du parti lancée par Xi Jinping. Les entreprises privées cotées sont contraintes de réviser leurs règles de gouvernance pour reconnaître le rôle officiel de la cellule du parti. Elles ne sont pas encore obligées d’adopter le système de «double entrée», mais le dirigeant de l’entreprise doit, en tant que membre du parti, comme le sont d’ailleurs les fondateurs d’Alibaba, Jack Ma, ou de Tencent, Pony Ma, en respecter la ligne, sous peine de représailles comme cela s’est passé pour Ant Group.
En définitive, la principale considération est le maintien du pouvoir de contrôle et d’orientation du PCC sur l’économie. Là où l’Etat se désengage, le parti occupe aussitôt le vide. Le système économique chinois hybride mêle de plus en plus propriété d’Etat et propriété privée. Toutes les entreprises, privées ou d’Etat, doivent se mettre au service des objectifs et de la vision politiques du PCC.
Traduit de l’anglais par Gilles Berton
Source : Le Monde