Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Archives

Publié par Saoudi Abdelaziz

Quand l’Occident croyait à la convergence avec la Chine

Par Marie Charrel et Gilles Paris, 11 décembre 2021

C’était l’époque de la mondialisation heureuse. Celle où, en Europe comme aux Etats­Unis, beaucoup pensaient, dans le sillage du politologue américain Francis Fukuyama, que la chute du communisme marquerait la fin de l’histoire et la victoire définitive du libéralisme.

Celle où les dirigeants occidentaux imaginaient que l’ensemble du globe allait converger vers un même modèle – des démocraties ouvertes au commerce et au multilatéralisme –, auquel la Chine allait naturellement se conformer. Un homme a incarné ces espoirs : Bill Clinton, président des Etats­Unis de 1993 à 2001.

En 1999, le démocrate, alors dans les derniers mois de son second mandat, est en quête d’un succès au niveau international. L’entrée de la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) apparaît comme un legs potentiel pour la postérité.

Bill Clinton lors d’une visite dans la province chinoise du Shaanxi, en juin 1998. Derrière lui, son épouse, Hillary, discute avec le président chinois d’alors, Jiang Zemin. Photo DR

Le 9 mars 2000, il se fait lyrique lors d’un discours prononcé à l’université Johns­Hopkins de Baltimore. « Soutenir l’entrée de la Chine dans l’OMC va au­delà de nos intérêts économiques. (...) Il s’agit de l’occasion la plus importante que nous ayons eue de créer un changement positif en Chine depuis les années 1970 » et la normalisation des relations entre Washington et Pékin, assure le locataire de la Maison Blanche. «La question n’est pas de savoir si nous approuvons ou désapprouvons les pratiques de la Chine», poursuit­il, après avoir mentionné les menaces que la montée en puissance chinoise fait peser «sur Taïwan et ses voisins », les atteintes aux droits de l’homme ou les intentions alors prêtées à Pékin en matière de prolifération nucléaire, « mais de savoir quelle est la chose la plus intelligente à faire pour les améliorer ».

Pour le président des Etats­Unis, la Chine, en adhérant à l’OMC, n’accepte pas simplement d’importer davantage de produits américains. «Elle accepte [aussi] d’importer l’une des valeurs les plus chères à la démocratie : la liberté économique», veut­-il croire.

Cette prise de parole marque l’aboutissement d’une évolution spectaculaire de la part de Bill Clinton. Huit ans plus tôt, dans son discours d’acception de l’investiture démocrate, en juillet 1992, il se montrait en effet sévère à l’égard de son adversaire républicain, le président sortant George H. W. Bush, qui avait dû gérer en 1989 la crise née de la répression sanglante du mouvement en faveur des libertés, écrasée sur la place Tiananmen, au cœur de la capitale chinoise. Bill Clinton, lui, promettait de ne pas « dorloter les dictateurs, de Bagdad à Pékin».

PRESSION DU MILIEU DES AFFAIRES

Une fois à la Maison Blanche, en janvier 1993, il honore son engagement, en subordonnant par décret, en avril, la réattribution à la Chine du statut envié de nation la plus favorisée (NPF) à une série de conditions. Pékin doit «améliorer son bilan en matière de droits de l’homme dans les domaines de l’immigration, de la fabrication et de l’exportation de produits réalisés par des prisonniers, des conditions de vie dans les centres de détention et de la protection du Tibet».

Cette attitude de fermeté ne trompe guère, car, dans le même temps, le président démocrate revient sur des sanctions américaines adoptées après la répression de 1989. Sous la pression des milieux d’affaires, il renonce en effet progressivement à lier les relations économiques entre les deux pays à la question des droits de l’homme. En juin 1994, Pékin redevient une NPF : la perspective de l’entrée au sein de l’OMC s’esquisse.

L’influence des hommes d’affaires américains sur le Grand Old Party comme l’attachement à l’époque de ce dernier au libre-échange, contrairement au parti du président, font que ce revirement n’est pas exploité par les républicains, pourtant prompts à en découdre avec le démocrate.

Dans le « blob » de Washington, qui mêle de manière informelle les membres des administrations et ceux des cercles de réflexion, un consensus se forge à propos des bénéfices, pour la stabilité mondiale, d’une intégration chinoise renforcée.

Il va du démocrate Joseph Nye, alors au Pentagone et inventeur du concept de « soft power » (puissance douce), au républicain Robert Zoellick, haut responsable du département d’Etat pendant la présidence de H. W. Bush et futur président de la Banque mondiale (de 2007 à 2012). Ce microclimat politique favorable à Pékin se vérifie au Congrès, en septembre 2000, lorsque ce dernier se prononce sur l’harmonisation du statut chinois entraîné par son entrée au sein de l’OMC. Cette normalisation est validée par la Chambre des représentants comme par le Sénat.

Ce vote intervient au terme de la décennie d’hyperpuissance américaine, alors que l’implosion soviétique a alimenté une hubris à Washington. « Il y a alors un véritable messianisme américain vis­ à­ vis de la Chine, dopé par les appétits que suscite son marché », estime Stéphanie Balme, sinologue et directrice de recherche à Sciences Po. L’Union européenne est, à ce moment­-là, accaparée par son élargissement et la transition des anciens régimes communistes sur son territoire. « Mais les positions divergeaient quelque peu selon les Etats membres : ceux du Sud s’inquiétaient de la concurrence low cost de la Chine ; ceux du Nord étaient plus confiants » rappelle Giuliano Noci, professeur à l’Ecole polytechnique de Milan.

A Bruxelles, beaucoup partagent néanmoins une même conviction, « à savoir celle qu’intensifier le commerce serait facteur de paix et que la Chine deviendrait une économie de marché », résume Jean ­Marc Siroën, économiste à l’université Paris­-Dauphine. Celle que la convergence économique se traduirait nécessairement par une libéralisation politique. « Ces attentes semblent aujourd’hui irréalistes, mais c’était encore l’ère de l’Occident triomphant », souligne Max Zenglein, économiste en chef de Merics, un centre d’étude allemand spécialiste de la Chine.

A l’époque, les optimistes soulignent qu’il y a pourtant de sérieuses raisons d’y croire. Au sein du Parti communiste chinois, un courant réformiste pousse à l’ouverture, en partie incarné par le premier ministre Zhu Rongji. Les privatisations amorcées en 1978 par Deng Xiaoping se poursuivent. Durant les négociations d’adhésion à l’OMC, la Chine a accepté plus de concessions qu’aucun autre membre, laissant espérer qu’elle poursuivrait ses efforts sur cette lancée.

La pression du milieu des affaires finit par balayer les dernières hésitations, en Europe comme aux Etats­Unis. « A l’OMC, le poids du lobby économique l’a emporté sur le politique », analyse Philippe Le Corre, chercheur à la Harvard Kennedy School et fin connaisseur de la Chine. « Beaucoup d’entreprises étaient convaincues que leur salut passerait par le marché chinois, un grand rêve » – celui de l’immense réservoir de main­d’œuvre à bas coût du pays, qui en fait déjà l’usine du monde. Celui, aussi, de sa classe moyenne naissante, au pouvoir d’achat grandissant. « L’adhésion de la Chine à l’OMC donne accès à 1,3 milliard de consommateurs », écrit Le Monde, dans un article daté du 13 novembre 2001, relatant l’état d’esprit du moment.

Une série de grands groupes – Carrefour, Nestlé ou encore Alcatel – y dévoilent leur appétit pour le marché chinois, où beaucoup avaient déjà pris pied. « Nous allons pouvoir accélérer notre développement commercial », résume ainsi sobrement un porte­parole de L’Oréal. L’avenir lui donnera raison : le groupe est aujourd’hui le leader des cosmétiques dans l’empire du Milieu, où il commercialise 23 marques. « A l’époque, la Commission européenne était très favorable au libre-échange, mais elle avait malgré tout poussé à encadrer les pratiques chinoises, dans l’espoir que les règles du commerce équitable soient appliquées », souligne Yves­Thibault de Silguy, commissaire européen aux affaires économiques et monétaires entre 1995 et 1999.

UN CERTAIN AVEUGLEMENT

Peut-­être. Cependant, Bruxelles se heurte aussi aux intérêts nationaux, parfois à courte vue, de certains Etats membres. Durant les négociations d’adhésion, la Commission souhaite ainsi muscler les conditions imposées à la Chine pour moderniser ses entreprises d’Etat – celles, ultra-subventionnées, dont le poids pose aujourd’hui problème. Néanmoins, la France s’y oppose, de peur que des règles trop contraignantes en la matière à l’OMC se retournent un jour contre les entreprises tricolores dans lesquelles l’Etat détient des participations (EDF, la SNCF, La Poste...).

Voilà qui explique en partie pourquoi les « mailles du filet » définies par l’OMC en 2001 pour encadrer les pratiques chinoises sont trop lâches. Cela, en dépit des voix s’élevant malgré tout pour dénoncer un certain aveuglement. En France, l’historien spécialiste de la Chine François Godement, aujourd’hui conseiller pour l’Asie à l’Institut Montaigne, n’est guère écouté quand, au début des années 2000, il prévient que les concessions accordées par la Chine pour entrer dans l’OMC sont un plafond, et qu’en dépit des attentes, Pékin n’ira guère au ­delà.

Trois ans avant, le géopolitologue Robert Kagan, futur compagnon de route du camp néoconservateur, soulevait, lui aussi, plusieurs questions dans un article publié par la Carnegie Endowment for International Peace, un cercle de réflexion de Washington. «Nous devons nous demander si les dirigeants chinois peuvent être conduits à devenir des membres responsables de l’ordre international. Ou si, comme les Allemands il y a un siècle, ils considèrent l’ordre international comme quelque chose qui doit être changé s’ils veulent réaliser leurs ambitions, et changé d’une manière qui diminue l’influence et la sécurité de l’Amérique. » Ces voix sont restées minoritaires.

Vingt ans après, il est tentant de qualifier de naïve – ou, à tout le moins, excessivement optimiste – la position des Occidentaux à la fin des années 1990. Tout comme les envolées d’un Bill Clinton clamant, en mars 2000, que « le génie de la liberté ne retournera pas dans la bouteille », et qu’« au cours du nouveau siècle, la liberté se répandra par le biais du téléphone cellulaire et du câble ».

Elvire Fabry, spécialiste des politiques commerciales à l’institut Jacques Delors, estime néanmoins que « l’une des erreurs des Occidentaux fut d’imaginer que la convergence économique et politique de la Chine se poursuivrait ».

Même si nombre de témoins de l’époque relèvent que personne, en 2001, ne pouvait prévoir la reprise en main politique et économique du pays qu’opérera Xi Jinping après la crise financière de 2008. « Nous avons également eu tort de penser que les règles de l’OMC suffiraient à organiser une concurrence équitable avec la Chine, alors que la nature de son économie, pilotée étroitement par le Parti communiste et l’Etat, rendait cela impossible », conclut Sébastien Jean, directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales.

Source : Le Monde.fr

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article