Kaïs Saïed avant de « franchir le Rubicon ». Portraits
Nour-Eddine Boukrouh. Politiste et écrivain algérien
(...) Le professeur de droit inspirant confiance avec son profil de notaire du XIXe siècle et l’autorité avec son allure militaire, fleurant les bonnes choses d’antan et parlant l’arabe comme Mutanabbi et le français comme Chateaubriand, cet homme ancien et moderne à la fois gagna immédiatement les faveurs de l’électorat tunisien déçu par une classe politique se complaisant dans des compromissions pendables. Inconnu au bataillon, sans CV politique susceptible de lui attirer des critiques, propre comme un sou neuf, il n’y avait rien à lui reprocher et ses rivaux rageaient de n’avoir, comme au judo, par où l’attraper.
Comble de la chance pour ce candidat né avec une urne bourrée de bulletins à son nom, il avait pour principal concurrent un homme d’affaire suspecté de faits de corruption qui n’a été sorti de prison, pourrait-on croire, que juste le temps de l’aider à prendre possession du palais de Carthage. L’examen de passage consistait à passer entre les gouttes. Il y arriva comme s’il avait été un photon.
Une fois dans la place, à la table de convives qui avaient l’air de s’entendre comme larrons en foire et qui se gaussaient de lui en cachette, le béni des urnes dissimulait difficilement son désappointement. Qu’est-il venu faire dans cette galère ? Il savait avant de venir que son statut serait celui d’un invité de marque tenu au rôle de spectateur et en souffrait en son for intérieur, mais il piaffait d’impatience de renverser la table. L’œil rivé sur le thermomètre de l’humeur populaire, il attendait qu’une partie significative de l’opinion publique montrât son ras-le-bol pour passer à l’acte (…). 29 juillet Le Matin d'Algérie.
Sophie Bessis, historienne et politiste franco-tunisienne.
(…) M. Saïed attendait en fait impatiemment de franchir le Rubicon. Depuis son élection, en octobre 2019, il n’a cessé de vouloir étendre ses prérogatives et d’appeler à une modification de la Constitution qui donnerait le pouvoir au peuple dont il se réclame.
L’occasion de passer à l’acte lui a été fournie par la descente aux abîmes d’une classe politique ayant fait depuis la révolution de 2011, mais surtout depuis deux ans, la preuve de son incapacité à relever les défis posés par un pays en pleine déconfiture politique, économique et sociale.
De fait, M. Saïed a bénéficié d’un alignement des planètes exceptionnellement favorable pour passer à l’acte. Le parti islamiste Ennahda a été totalement discrédité par ses pratiques clientélistes et prébendières et un exercice du pouvoir qu’il monopolise pratiquement depuis octobre 2011. Centré sur ses seuls intérêts, il a provoqué en moins de dix ans un rejet radical dont témoignent les saccages qu’ont subis ses locaux un peu partout dans le pays, y compris dans ses fiefs, lors des manifestations du 25 juillet. Il était donc facile pour le chef de l’Etat de lui donner le coup de grâce.
Les classes populaires, épuisées par l’augmentation du coût de la vie, la permanence d’un chômage de masse, l’extension de la corruption, auxquelles est venue s’ajouter la gravité de la crise sanitaire, écœurées par le comportement de ses élus et sensibles à la rhétorique populiste du chef de l’Etat, ne pouvaient par ailleurs qu’approuver son intention déclarée de mettre fin à la gabegie (…). Le Monde 30 juillet 2021