Besoins, désirs, domination, selon Karl Marx
Par Dimitris Fasfalis, 11 juillet 2021
Qu'arrive-t-il aux besoins des êtres humains sous le capitalisme? Alors que la doxa libérale naturalise les besoins existants en en faisant des propriétés de la «nature humaine», nous sommes aujourd'hui forcé·e·s, à l'heure des urgences écologique, sociale et démocratique, à chercher à dévoiler et donc politiser leur construction sociale.
Marx tente ci-dessous, dans ce texte tiré des Manuscrits parisiens de 1844, de saisir les liens entre argent, besoins, désirs et aliénation/domination. Poursuivant le projet d'une critique globale de la société bourgeoise moderne issue de la révolution industrielle et de la Révolution française, Marx se lance dans ces travaux théoriques à Paris au printemps de 1844.
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Ces Manuscrits parisiens représentent la fusion du mode de pensée dialectique avec l'économie politique classique, le matérialisme et le socialisme français. Dès 1844, le "jeune Marx" fait de la lutte pour l'émancipation du prolétariat le prolongement pratique et politique de la théorie critique qu'il commence à construire avec son ami F. Engels. Dans ce texte, Marx écrit:
« Le besoin d'argent est le vrai et l'unique besoin produit par l'économie politique. La quantité devient de plus en plus la seule propriété puissante de l'argent; de même qu'il réduit tout être à une abstraction, de même il se réduit, dans son propre mouvement, à un être quantitatif. La démesure effrénée devient sa véritable norme. L'extension des produits et des besoins fait même que le sujet devient l'esclave inventif et toujours calculateur d'appétits inhumains, raffinés, imaginaires et contre nature.
La propriété privée ne sait pas faire du besoin primitif un besoin humain; son idéalisme, c'est la fantaisie arbitraire et capricieuse; un eunuque ne flatte pas plus bassement son despote ni ne cherche, pour lui soutirer une faveur, à exciter par les moyens les plus infâmes ses passions émoussées, que l'eunuque industriel, le fabricant, ne cherche à appâter son prochain, qu'il aime tout chrétiennement, pour faire s'envoler de sa poche une pièce d'or; il se plie à ses caprices les plus abjects, joue les entremetteurs entre lui et ses appétits morbides, guette chacune de ses faiblesses, le tout en vue de toucher le salaire de ses bons offices.
Tout produit est un appât avec lequel on veut séduire l'être de l'autre, son argent; tout besoin réel ou virtuel est une faiblesse qui attirera l'oiseau sur la branche engluée. C'est l'exploitation universelle de la nature sociale de l'homme. De même, chacune de ses imperfections est un lien avec le ciel, un point faible qui rend son cœur accessible au prêtre. Toute privation est un prétexte, pour le voisin, de s'avancer et de dire avec son air le plus aimable: « Cher ami, je te donnerai ce qui t'est nécessaire; mais tu connais la condition sine qua non: tu sais de quelle encre tu dois signer le pacte qui fait de moi ton maître: je te plume en te procurant un plaisir." »
Sujets assujettis
Ce texte présente tout d'abord l'intérêt de déconstruire la vision libérale des besoins comme des donnés naturels pour en faire des rapports sociaux historiquement déterminés. Les besoins des êtres humains sont ici appréhendés comme des faits sociaux, c'est-à-dire comme des produits inconscients des relations entre agents sociaux anonymes. Plus concrètement, le texte situe les besoins au carrefour de l'action réciproque des producteurs et des consommateurs.
Ainsi, écrit Marx, « [t]out produit est un appât » et le capitaliste, ici « l'eunuque industriel », « se plie à ses caprices les plus abjects », c'est-à-dire aux caprices du consommateur. Les relations d'échange sur le marché mettent donc en relation vendeur et acheteur, producteurs et consommateurs, de telle façon que la satisfaction des besoins devient un moyen d'assujettissement. Il s'ensuit que « [l]' extension des produits et des besoins fait même que le sujet devient l'esclave inventif et toujours calculateur d'appétits inhumains, raffinés, imaginaires et contre nature. »
D'une part, le capital cherche à écouler sa production et à étendre le périmètre du marché existant, assurant ainsi la valorisation et l'accumulation du capital. Pour vendre ses produits, chaque capitaliste - petit ou grand, ancien ou nouveau - doit s'assurer d'attirer le consommateur par tous les moyens nécessaires. C'est en cela que les relations d'échange sur le marché capitaliste sont autant de pièges:
« tout produit est un appât », « tout besoin réel ou virtuel est une faiblesse qui attirera l'oiseau sur la branche engluée ». Car, par le biais de ces besoins, le capital assujettit la subjectivité des êtres humains, cette dernière se muant par les relations marchandes en « esclave inventif et toujours calculateur d'appétits inhumains », etc.
D'autre part, ce sujet assujetti détermine à son tour l'offre de produits, les nouveaux produits « innovants », de même que le développement de nouveaux besoins artificiels qui seront exploités par le capital. Marx écrit en effet à propos du capitaliste: « il se plie à ses caprices les plus abjects, joue les entremetteurs entre lui et ses appétits morbides, guette chacune de ses faiblesses, le tout en vue de toucher le salaire de ses bons offices. Tout produit est un appât avec lequel on veut séduire l'être de l'autre, son argent ». La subjectivité aliénée du consommateur moderne et le capital partagent donc une relation dialectique et dynamique dans laquelle la première est rabaissée à des caprices infantilisants, immoraux et immédiats, alors que le second y trouve un fondement social pour sa course aux profits et à l'accumulation.
On mesure dans ce texte toute la distance historique qui nous sépare du contexte de Marx. Quelqu'un peut-il encore être étonné aujourd'hui de faits telles que la manipulation publicitaire ou la ruse commerciale? La tonalité morale du texte de Marx tranche en ce sens avec l'intériorisation des normes marchandes dans notre représentation du monde aujourd'hui.
Argent
S'il en est ainsi, c'est que dans la société bourgeoise moderne, tout se passe comme si le « besoin d'argent est le vrai et l'unique besoin produit par l'économie politique », c'est-à-dire produit par l'économie capitaliste. Ce besoin d'argent est en ce sens une spécificité de la société bourgeoise qu'on ne retrouve ni dans les sociétés d'ancien régime en Europe ni dans les sociétés pré-capitalistes des différentes parties du monde.
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Ce besoin d'argent est la clé qui permet de comprendre l'origine de l'aliénation de la subjectivité moderne dans les échanges. Alors que les besoins humains sont finis et limités par leurs aspects qualitatifs, l'accumulation du mode de production capitaliste est par définition illimitée car fondée sur la valeur d'échange. En d'autres termes, si le besoin humain de se vêtir, par exemple, peut être satisfait (et donc limité) par l'achat d'un jean ou d'un pull, il devient néanmoins illimité par le désir d'être à la mode, de suivre les dernières tendances, de satisfaire les caprices, de se distinguer parmi ses pairs, etc. Autant de conduites induites et entretenues chez les consommateurs par le capital au moyen de la publicité et du marketing aujourd'hui.
Ainsi, la « quantité devient de plus en plus la seule propriété puissante de l'argent » et la valeur d'usage des biens ou services, c'est-à-dire leur valeur par rapport à ce qu'ils peuvent concrètement apporter par leur consommation à l'être humain en vertu de leurs qualités physiques ou leurs propriétés - cette valeur d'usage devient subordonnée à la valeur marchande ou valeur d'échange. Sous le capitalisme donc, la quantité prime sur la qualité des besoins. Qu'importe s'il est absurde du point de vue écologique et social de produire des SUV polluants, inutiles et inadaptés pour les déplacements urbains tant que ces voitures correspondent aux attentes et lubies des classes moyennes aisées, prêtes à les acheter pour se déplacer? Derrière l'irrationalité de cette situation au regard des besoins essentiels et réels des habitants de la planète se cache donc la rationalité du capital et ses effets aliénants. Comme le soutient Ramzig Keucheyan dans son essai Les besoins artificiels (Paris, Zones, 2019), nous avons aujourd'hui atteint le "stade suprême du consumérisme" avec les plateformes numériques d'achat et de livraison en ligne rendant possible l'achat instantanément, sans autre médiation que celle d'un clic.
Démesure
Le résultat, selon Marx, est que le capital érige ainsi sa démesure destructrice en norme régulatrice du monde: « La démesure effrénée devient sa véritable norme ». Démesure par rapport aux ressources naturelles de la Terre. Démesure par rapport aux besoins humains transformés en autant de pièges aliénants. Démesure d'un monde où près d'un milliard d'êtres humains souffrent de la faim, fournissant ainsi la preuve que le capitalisme n'a toujours pas réussi à satisfaire les principaux besoins vitaux de l'humanité, alors qu'au même moment l'innovation technologique, la soif des profits, le consumérisme et le productivisme des pays capitalistes développés donnent naissance à un énième iPhone, de nouvelles destinations touristiques insolites, des gares et des aéroports à moitié vides et des tours à bureaux inoccupées de manière chronique.
Détournement
Le texte de Marx indique enfin en pointillé comment l'aliénation généralisée sous le capitalisme fournit un terrain favorable au développement du sentiment religieux et d'autres quêtes spirituelles de sens face à un monde insensé et immoral ici-bas. Marx décrit en effet:
« C'est l'exploitation universelle d la nature sociale de l'homme. De même, chacune de ses imperfections est un lien avec le ciel, un point faible qui rend son cœur accessible au prêtre. » Tout au long de ce passage, Marx décrit le détournement des affects et désirs humains par le capital. Cela se remarque au champ lexical mobilisé: « appétits, "fantaisie", "imaginaires", "capricieuse", "passions émoussées", "appétits morbides", "séduire", "appât", "plaisir", "entremetteur", "exciter", "flatte".
L'irrationalité du monde tant intérieur qu'extérieur du sujet moderne aboutit donc à cette disponibilité d'esprit pour toutes les métaphysiques religieuses qui, exactement là où il s'avère pratiquement impossible de trouver un sens humain dans le monde profane, proposent l'instauration d'une transcendance divine et cléricale. Le capital et le prêtre apparaissent donc ici comme deux pouvoirs dialectiquement liés dans les rapports de domination, de même que le sont l'aliénation marchande avec l'aliénation religieuse ou idéologique. Dans les deux cas, les créations humaines échappent aux êtres humains pour ensuite les soumettre à leur domination.
L'entreprise critique de Marx en 1844, dans ses Manuscrits parisiens, est pourtant fondée sur un autre pari: celui de la capacité des êtres humains de prendre leur destin en main et de se débarrasser de tout ce qui les réduit, les limite et les assujettit par l'action révolutionnaire de masse. La théorie critique des besoins qu'il donne à voir dans le texte ci-dessus est donc indissociable d'une pratique politique militante, guidée par l'émancipation et la lutte des classes. A la démesure, l'immoralité et l'irrationalité du capital, il opposait donc un projet d'émancipation et humaniste qui pourrait libérer, humaniser et socialiser les besoins de l'humanité tout entière, ce qui reste d'une grande actualité aujourd'hui, à l'heure où le monde brûle.
Source : Fragments de Marx