Les choses d’hier, les yeux d’aujourd’hui. Par Foudil Ourabah.
« Dans les débats actuels sur l’émir Abdelkader, comme dans tous les débats sur l’histoire, on doit tenir compte de cette règle de conduite : pour comprendre les choses d’hier, il faut les regarder avec les yeux d’hier, pas avec les yeux d’aujourd’hui. Pour le reste, il ne sert à rien de s’offusquer de ces débats. Au contraire, il faut s’en féliciter car ils sont salutaires et ils sont nécessaires. Ils font avancer la réflexion, ils apportent des clarifications. Notre société est sevrée de ces débats. Tant mieux qu’ils aient été portés sur la place publique ! Ils ont tardé à l’être ! Mais surtout, laissez ces débats s’exprimer, ne les enfermez pas, leur place n’est pas dans les prétoires ! »
Par Foudil Ourabah, 26 juin 2021
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« Ma première campagne commencera quand vos moissons jauniront. Elle finira lorsqu’elles seront détruites, ainsi que vos arbres et vos forêts. La deuxième commencera après les pluies et durera jusqu’à la fin de mars, afin que vous ne puissiez pas semer vos blés.» Tels étaient les termes d’ une mise en garde que Bugeaud adressait à l’émir Abdelkader lors du premier commandement militaire qu’il a exercé en Algérie.
Ce à quoi l’émir va répondre : «Voyez-vous l’écume de la vague qui se soulève quand dans son vol l’oiseau l’effleure de son aile ? Telle est l’image de votre passage dans ce pays. »
A la force brutale du soudard, il oppose la dignité sereine de l’homme de culture et à la barbarie rustre et grossière du général français, le raffinement subtil du poète.
Homme de lettres et de culture, l’émir était aussi un combattant et un chef de guerre. Proclamé émir à l’âge de 24 ans, il prend la tête dès 1832 de la résistance à la pénétration coloniale, lève des troupes et les organise en une armée moderne. Dans la foulée, il occupe Tlemcen, assiège les Français à Mostaganem. Il multiplie ses attaques, les harcèle dans leurs déplacements, empêche leurs approvisionnements, leur inflige les pertes sévères à chaque engagement, tant et tant qu’à la fin il contraignit le général Desmichels, commandement militaire de la Province d’Oran, à demander un armistice.
S’ensuivit un traité de paix, signé le 26 février 1834 : le Traité Desmichels.
Pendant l’arrêt des hostilités, l’émir déploya une grande énergie en menant de front deux objectifs :
Au plan militaire, il modernise son armée. Ses troupes sont plus nombreuses et plus organisées, hiérarchisées, elles sont bien entraînées et dotées d’uniformes et de fusils plus perfectionnés achetés aux Anglais.
Au plan politique, il élargit son réseau d’alliances. Ayant déjà obtenu la reconnaissance de la plupart des tribus de l’ouest algérien, du Dahra, de la vallée du Cheliff, du Sersou, du Zaccar, de l’Ouarsenis, du Titteri, il envoie des émissaires pour établir des contacts avec des tribus en Mitidja, en Kabylie, dans le Hamza, dans la région des Ouleds Naïls, dans le Hodna et au-delà.
Les Français s’aperçurent très vite qu’ils étaient tombés dans le piège qu’ils croyaient avoir tendu à l’émir. Tenu pour responsable de cette faute, le général Desmichels est relevé de son commandement. Le 22 juillet 1834, les Français dénoncent le traité.
La trêve des hostilités a duré cinq mois. C’était bien assez pour que l’émir ait mit à profit ce laps de temps pour retourner la situation en sa faveur. A la reprise des combats, il inflige des pertes sévères aux troupes françaises par une tactique de harcèlement. En Juin 1835, il remporte coup sur coup deux batailles marquantes : la première à la forêt de Moulai-Smaïl et la seconde qui fut un véritable désastre pour les Français eut lieu sur les bords la Macta. A tel point que le général Trézel qui assurait alors le commandement de la province d’Oran fut contraint de donner sa démission. Grâce aux relations que celui-ci entretenait dans l’entourage de Louis-Philippe, le roi l’appellera quelques années plus tard à son cabinet en qualité de ministre de la Guerre, mais ceci est une autre histoire.
C’est dans ce contexte que furent envoyées de France des troupes fraîches et de nouveaux effectifs commandés par Bugeaud.
Les combats ont repris avec une grande intensité dans l’Ouest du pays. Même après avoir perdu la ville de Mascara qui fut prise par l’ennemi en décembre 1835, l’émir Abdelkader avait réussi à préserver intacte l’intégralité de ses forces. A l’approche d’une armée de 12.000 hommes commandés par le maréchal Clausel et jugeant qu’il ne pouvait pas tenir un siège devant la puissance de l’artillerie ennemie, l’émir ordonna sans hésiter l’évacuation la ville. Lorsque les Français atteignirent Mascara, ils trouvèrent une cité déserte, vidée de tout ce qui s’y trouvait, sans même du fourrage dans les écuries pour nourrir leur chevaux. De dépit, ils incendièrent la ville et s’en retournèrent comme ils étaient venus.
L’émir tirera une leçon de cet épisode. Il va définitivement adopter une stratégie militaire basée sur la mobilité et qui lui permet de garder continuellement l’initiative des combats. Il lance ses attaques aux moments qui lui conviennent et se retire ses troupes dès qu’il le juge utile, laissant les Français s’épuiser à sa poursuite dans des courses interminables, démoralisantes et inutiles.
Au mois de juin 1837 Bugeaud bouclait une année de présence en Algérie. Il était arrivé avec la mission d’en finir avec l’émir Abdelkader. Au bilan, il réalise que la situation militaire des Français se dégradait.
En désespoir de cause il propose un nouvel armistice à l’émir, que celui-ci accepte comme il l’avait fait avec le précédent. La nouvelle cessation des hostilités est consignée dans le Traité de la Tafna (30 mai 1837).
Une nouvelle fois, les Français vont dénoncer ce traité (octobre 1839). Mais pendant les deux années et demi qu’a duré la cessation des hostilités, l’émir a jeté les fondements d’un état algérien moderne avec Mascara comme capitale. Des relations diplomatiques avec échange d’ambassadeurs sont nouées avec la France, ainsi qu’avec le Maroc et les puissance européennes, en particulier l’Angleterre.
Au plan intérieur, il crée une organisation administrative, il nomme à la tête de circonscriptions territoriales des khalifa qui représentent l’autorité centrale, afin de réduire l’influence des chefs traditionnels et rogner progressivement les segmentations tribales qui caractérisaient la société algérienne. Il met en place un régime fiscal. Il modernise l’armée.
Au mois de février 1841, Bugeaud est de retour en Algérie où il vient d’être nommé gouverneur général. Il généralise avec une doctrine militaire déjà mise en œuvre par ses prédécesseurs, notamment Lamoricière : la politique de terre brûlée. Dès sa prise de fonction, il publie un ordre du jour dans lequel il donne ses orientations : « Le but n'est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile ; il est d'empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer, […] de jouir de leurs champs […]. Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes […], ou bien exterminez-les jusqu'au dernier. »
Commence alors une guerre impitoyable. Ce furent des années terribles, remplies de chasses-à-l’homme, de destructions, de massacres, de pillages, d’incendies... Les populations civiles dans leurs campements sont désignées par les généraux français comme des cibles militaires , l’objectif étant de vider tous les territoires des tribus susceptibles d’apporter du soutien à l’émir et de ravitailler ses troupes…
Chaque année, Bugeaud demandait de la Chambre des députés et obtenait de budgets supplémentaires et des effectifs de troupes plus nombreux. Plus d’une fois, il lançait simultanément et en parallèle huit colonnes de 4000 hommes chacune dans la direction Nord-Sud, depuis les villes côtières jusqu’ aux confins des steppes dans le but d’intercepter l’émir. Mais celui-ci demeurait insaisissable. Il attaquait là où il était attendu le moins et il disparaissant avant que l’ennemi n’ait le temps de réagir.
Un coup très dur lui fut porté néanmoins le 16 mai 1843, lorsque sa capitale itinérante, appelée la Smala, fut interceptée et prise d’assaut par les Français. La Smala est un campement mobile de plus de 2000 tentes, qui abritait environs 15000 personnes, pour la plupart les femmes, les enfants et les familles de l’émir Abdelkader, de ses compagnons et de ses soldats. Elles regroupait son administration, son arsenal, ses ateliers de réparation d’armes, toute ses biens, la trésorerie de son armée, les haras de reproduction des chevaux de combat , toutes ses provisions ainsi que plusieurs milliers de têtes de bétail.
Parmi les prisonniers que firent les français , 3000 femmes, enfants et vieillards furent rassemblés à Maison-carrée (El Harrach). Les membres de la famille de l’émir, ainsi que de ses principaux lieutenants furent embarqués et emmenés en déportation à l’île Sainte-Marguerite.
Malgré cette épreuve, l’émir continua le combat. La situation était devenue difficile, mais il ne baissa pas les bras.
Trois jours après la perte de la Smala, il attaque les troupes auxiliaires des tribus des Zmoul et des Douaïrs et tue leur chef, le général Mustapha Bensmaïl, ce grade lui étant attribué par les Français. Au mois de septembre 1845, à la bataille de Sidi-Brahim qui a duré pendant trois jours et trois nuits consécutifs, il décime entièrement un régiment (360 morts et 90 prisonniers). Parmi les morts se trouvait le colonel Montagnac qui était à la tête du régiment. Montagnac était un officier singulièrement haineux. Dans une lettre qu’il a envoyée de Kabylie à son oncle le 2 mai 1843, il écrivait: « Nous sommes établis au centre du pays… brûlant, tuant, saccageant tout. Quelques tribus pourtant résistent encore, mais nous les traquons de tous côtés pour leur prendre leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux. »
Par une coïncidence assez singulière, ce fut tout près du lieu où il a été victorieux à la bataille de Sidi Brahim qu’il se laissa capturer par les Français Le 21 décembre 1847.
Ce jour-là, prenait fin dans l’honneur et dans la gloire, le combat d’un chef exceptionnel, d’un homme d’État visionnaire, d’un grand esprit ouvert aux idées de son temps, dont les hauts faits ont retenti dans le monde entier et qui, par sa bravoure et son esprit chevaleresque, avait conquis l’admiration de tous et la considération même de ses ennemis.
(Voici ce qu’écrivait, le 14 mai 1842, dans une lettre à son frère le général Saint-Arnaud, pourtant l’un des pires gredins qui fut parmi les officiers Français : « Abdelkader nous a renvoyé sans condition et sans échange tous nos prisonniers. Il leur a dit : Je ne peux pas vous nourrir et je ne veux pas vous tuer. Le trait est beau pour un barbare. »)
Avec le recul, il est bien sûr facile aujourd’hui de lui faire, dans l’absolu et sans tenir conditions de l’époque, le procès d’avoir abandonné le combat.
Les conditions de l’époque c’était, pour ne prendre que ce seul exemple, le fait que l’effectif de l’armée Française que l’émir Abdelkader avait en face de lui en 1847, l’année où il cessa le combat, s’élevait à 120.000 hommes. Rapporté à une population totale s’élevait alors à 2.500.000 habitants, cela donne un rapport d’un soldat français pour 20 habitants (hommes, femmes, enfants, vieillards, combattants ou non combattants). C’était exactement le même rapport que nous retrouverons en 1958, au plus fort de l’engagement militaire français durant la guerre de libération nationale : 500.000 soldats contre une population algérienne de 9 millions d’habitants. Faites le compte, vous obtenez le rapport de 1 sur 20.
Dans les débats actuels sur l’émir Abdelkader, comme dans tous les débats sur l’histoire, on doit tenir compte de cette règle de conduite : pour comprendre les choses d’hier, il faut les regarder avec les yeux d’hier, pas avec les yeux d’aujourd’hui.
Pour le reste, il ne sert à rien de s’offusquer de ces débats. Au contraire, il faut s’en féliciter car ils sont salutaires et ils sont nécessaires. Ils font avancer la réflexion, ils apportent des clarifications. Notre société est sevrée de ces débats. Tant mieux qu’ils aient été portés sur la place publique ! Ils ont tardé à l’être ! Mais surtout, laissez ces débats s’exprimer, ne les enfermez pas, leur place n’est pas dans les prétoires !
Source : Facebook