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Publié par Saoudi Abdelaziz

Par Olivier Tonneau, Enseignant-chercheur, 11 juin 2021

La France est-elle une dictature ? C'est une question qui me travaille. Je crains le gros mot, l'outrance, la perte du sens des réalités, je refoule donc les soupçons qui ressurgissent d'autant plus fort à l'occasion de faits qui pourtant par eux seuls ne prouvent rien. Ainsi de cet ahurissant sujet de Sciences Economiques et Sociales du Bac des candidats libres: « Vous montrerez que les politiques de flexibilisation du marché du travail permettent de lutter contre le chômage structurel ».

Comment ne pas penser qu'une société où l'on conditionne l'obtention du bac au fait de produire de telles démonstrations impose une idéologie officielle, bafouant ainsi la liberté de penser élémentaire en démocratie? Les professeurs de SES ont fait grève il y a deux ans contre les nouveaux programmes qu'ils trouvaient déséquilibrés et biaisés, sans succès: aujourd'hui l'un d'entre eux déplore sur ma page FB une « volonté institutionnelle de mise au pas idéologique de sa discipline ». Quand l'exécutif impose aux enseignants les dogmes de sa politique, comment ne pas penser aux régimes totalitaires ? C'est alors que la voix de la raison se fait entendre par la bouche d'un ami. Si la France est une dictature, quel pays n'en est pas une ? Le bon ami pose une formule:

« Liberté d'expression / liberté d'organisation politique / élections régulières / remplaçabilité du pouvoir = démocratie. »

S'ensuit un rappel au bon sens: « Tu vis depuis quinze ans au Royaume-Uni, est-ce une dictature ? On est en train de se parler de dictature à dictature ? » Bon sens qu'ont manifestement perdu, aux yeux du bon ami, ceux qui affirment sur mon mur qu'on n'est pas plus libre en France qu'en Russie. Et me voilà perplexe. Mon ami a raison bien sûr et pourtant il y a quelque chose qui m'irrite dans cette voix du bon sens, quelque chose qui sonne faux.

Ce qui m'irrite, c'est la comparaison. Qu'importe de savoir si l'on vit mieux en France qu'ailleurs, en Russie ou au Venezuela ?

Le réflexe comparatiste n’a pour moi d’autre sous-texte que « la France on l’aime ou on la quitte » ou « Tu vas pas te plaindre alors que tu pourrais être au goulag », ou encore « Ne te plains pas d’être mal payé, en Afrique on meurt de faim ».

Tout ça ne sert qu’à désarmer la critique et je finis par trouver plus légitime l'assimilation outrancière de la France à la Russie que le rappel de leurs différences. Je ne crois pas qu'on soit aussi peu libre en France qu'en Russie. Mais il faut savoir, comme on dit, d’où l’on parle. J’ai des amis tout ce qu’il y a de plus convenable qui se sont fait nasser et gazer pendant six heures alors qu’ils faisaient une promenade écolo dans Paris ; c’est une expérience de pure violence arbitraire qui met les nerfs à vif, humilie et crée une très grande haine du pouvoir.

Je crois que des gens qui aujourd’hui ne vont jamais manifester et n’ont jamais ressenti la pure peur de la violence policière qu’on ressent en cortège, et dans les parties les plus civilisées d’un cortège, n’ont plus vraiment le droit de contester avec une hauteur distanciée le ressenti de ceux qui y vont. Car manifester, c’est une liberté fondamentale en démocratie, liberté bafouée en France comme en Russie ; à un degré bien moindre, je n’en doute pas un instant ; il n’empêche qu’on ne se sent plus en sécurité de le faire en France. Or soit on jouit d'un droit, soit on n'en jouit pas ; prétendre qu’on devrait se féliciter d’être en France parce qu’on ne risque que le gaz lacrymogène ou la grenade LBD et non la prison russe me semble choquant et à rebours de la seule attitude démocrate, qui est de dénoncer la violence du pouvoir au nom des libertés fondamentales.

J’en viens donc aux libertés essentielles à la démocratie : « liberté d'expression et d'organisation politique, élections régulières, remplaçabilité du pouvoir = démocratie ». Le plus simple est de commencer par la fin : remplaçabilité du pouvoir.

Qui oserait affirmer que le pouvoir a changé de main, que ce soit en France, au Royaume Uni ou aux Etats-Unis depuis quarante ans ? Il y a certes remplacement des gouvernants. Mais identifier les gouvernants, ce n'est pas localiser le pouvoir. Dans quel sens s’exerce l’action des gouvernants, quels qu’ils soient et à peu de chose près, depuis quarante ans ? Et de qui font-ils la volonté ?

Il faudrait être sourd, aveugle et muet pour ne pas constater que dans toutes les grandes démocraties « bipartistes », le pouvoir sert les milieux d’affaires (sans entrer dans le détail des rivalités internes à ces milieux). Je ne crie pas au complot, je fais un constat qui est que le pouvoir, justement, ne change plus de main. Ces constats ne forment pas un diagnostic mais ils sont des symptômes d’un mal qui appelle un diagnostic. Ajoutons à cela la chute du taux de participation électorale et même la montée du complotisme, marque de la défiance profonde envers les gouvernants, et on ne peut pas nier que nos démocraties sont profondément malades. Or un coureur de fond n’en est plus un quand il est tellement malade qu’il ne peut plus courir. Nos sociétés formellement démocratiques peuvent-elles encore agir en tant que telles ?

Que le pouvoir ne change plus de main est le symptôme d'une crise profonde des autres libertés énoncées.

Certes, il y a liberté d’organisation politique. Mais il y a aussi manifestement une ineffectivité de toute initiative politique s’inscrivant en opposition aux faux jumeaux que sont les deux grands partis. Pourquoi ? Je crois qu’on est bien obligé pour chercher la réponse d’interroger le critère suivant : il y a liberté d’expression, mais aussi impuissance des expressions dissidentes. D’où vient cette impuissance, sinon de l’hégémonie de médias privés très fortement positionnés à droite, flanqués de médias publics éhontément soumis au pouvoir ? 

De tout cela, faut-il alors conclure que, du Royaume-Uni à la France, nous discutons de dictature à dictature ? Bien sûr, nous n’échangeons pas de petits bouts de papier écrits en code à la lueur des miradors. J’ai la belle vie, et ce qui en fait la douceur, c’est en autres la jouissance des libertés dont l’ami me rappelle l’existence. Mais dire cela, ça ne contredit pas à mes yeux le constat que nos sociétés ne sont plus démocratiques.

Cela permet en fait de saisir le fait décisif : nous jouissons des libertés fondamentales des démocraties, mais nous n’en jouissons plus que sous la forme de libertés individuelles et non plus de libertés politiques.

Il y a du plaisir à s’exprimer librement et à s’organiser politiquement, et même à voter, c’est indéniable, et je suis plus heureux dans une société qui me le permet que dans une société qui me l’interdirait. Il n’en reste pas moins que sur le plan politique, l’exercice de ces libertés n’a aucune effectivité, aucune incidence sur le pouvoir. La chaîne de la démocratie ne mord plus dans les pignons, nous pédalons d’autant plus vite que nous n’entraînons plus le poids de la bicyclette qui, elle, va son chemin. On en vient à se demander si le plaisir d’exercer ces libertés n’a pas pour effet pervers de masquer leur ineffectivité, donc le despotisme - la réponse est dans la bouche de tous ceux qui, ayant pris conscience de cette ineffectivité, tentent d’user d’autres libertés – faire grève, manifester – tout aussi constitutives de la démocratie et qui sont réprimés avec une violence croissante par un pouvoir de plus en plus anxieux de marquer les limites de la pantomime citoyenne.

Qu'est-ce que la pantomime citoyenne ? Une forme de société dans laquelle l'opposition, en s'opposant, ne fait que jouer son rôle dans la préservation du pouvoir. Il y a bien longtemps qu'on sait que le meilleur moyen de neutraliser une opposition n'est pas de la faire taire ou de la tuer, mais de la marginaliser et de la diaboliser. C'est ce que la CIA avait déjà théorisé pendant la Guerre froide sous le nom de "long leash" (la longue laisse). Le sujet du Bac à l'origine de ce billet participe de ce dispositif. D'une part, il fait du néolibéralisme la bonne pensée, celle qu'on apprend à l'école. D'autre part, il permet de la manière la plus simple de soumettre les volontés : si tu veux avoir ton bac, dis ce qu'on te dit de penser.

De ce fait, il garantit que les pensées contraires, réduites à des délires contestataires, n'attireront que les esprits les plus réfractaires, ce qui réduit le nombre des opposants au minimum nécessaire et garantit que ces enragés auront un profil propre à la diabolisation.

Une opposition diabolisée n'est pas seulement neutralisée, elle est encore très utile puisqu'elle permet, d'une part, de défendre le pouvoir contre toute accusation de despotisme ("voyez comme nous sommes ouverts, les livres de Lordon sont en vente libre !") et, d'autre part, d'entretenir la guerre perpétuelle façon 1984. Que deviendrait Macron sans les islamo-gauchistes ?

Nous voilà condamnés à faire avancer la machine dans le fait même de la critiquer. Mais alors, que faire ? S'agiter, ne serait-ce que pour conserver un minimum de dignité. Se souvenir, aussi, que tous les systèmes ont des failles, souvent plus larges qu'on ne l'imagine. S'il est très difficile de renverser une dictature, elles n'en finissent pas moins toujours par s'effondrer sur elles-mêmes après avoir épuisé toutes les énergies dont, parasitaires, elles se nourrissent. Leurs fondements sont aujourd'hui rongés jusqu'à l'os : foi en les médias, respect pour la police et pour l'Etat, tout est si bas qu'on peut espérer que la moindre secousse ne provoque un effondrement - ou le craindre, car il n'est jamais certain que de l'effondrement du mal ne naisse pas le pire.

Source : Blog Mediapart

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