Le lobby du liège face aux incendies de forêts, au 19è siècle.
LES TARTARINS
Par Foudil Ourabah, 15 novembre 2020
En 1860, 1863 et 1865, les forêts algériennes étaient ravagées par trois vagues d'incendies qui virent près de trois cent mille hectares de surfaces boisées devenir la proie des flammes. Pour la seule province de Constantine (qui s'étendait de La Calle à Bougie), les services forestiers ont évalué les superficies sinistrées à 10.000 hectares en 1860, puis 44.000 hectares en 1863 et 103.000 hectares en 1865.
Pour les autorités militaires et administratives, et plus encore pour les colons, exploitants ou riverains des forêts, ces incendies étaient de toute évidence délibérés et volontaires. Les auteurs sont tout désignés : les indigènes.
Il faut reconnaître que les assertions des accusateurs n'étaient pas totalement infondées et que ces derniers avaient toutes les raisons de croire que les flammes étaient portées par une grande colère et un esprit de révolte.
Il y avait de la colère en effet parmi la population qui se voyait, année après année, dépossédée par la force de ses terres afin de permettre aux colons de s'établir et d'étendre leurs exploitations. De même que les terres agricoles, les forêts furent accaparées et ont été attribuées, en partie sous forme de concessions à des exploitants forestiers et en partie versées au domaine public. Dans un cas comme dans l'autre, les populations riveraines, qui vivaient depuis des temps immémoriaux de la forêt s'étaient retrouvées, d'un seul coup, devant l'interdiction de faire paître leurs troupeaux, de cultiver les clairières, de ramasser le bois de chauffage, d'élever les abeilles et récolter leur miel, de tailler toutes sortes d'outils tels que les piquets de tentes vendus aux populations nomades du sud ou les instruments aratoires destinés aux cultivateurs du Tell. Et voici donc que s'effondre toute l'économie de ces populations qui perdent leurs moyens de subsistance et se retrouvent vouées à la famine et à la dispersion !
Parmi les concessionnaires des forêts, se trouvait un lobby important, celui des exploitants de liège. Ceux-ci étaient au nombre d'une vingtaine. En 1860, leurs exploitations totalisaient, sans bourse délier, une superficie de 135.873 hectares. Ils avaient pour noms: Comte de Lantivy, Duc d'Albufera, Marquis de Bourdeilles, Baron de Mareuil, etc. Tous ou presque font partie de la noblesse du Second Empire et ont leurs entrées auprès de la cour impériale.
Ils constituaient un lobby puissant et ont obtenu qu'une commission parlementaire soit envoyée en Algérie pour enquêter sur les incendies de forêts.
Cette commission était placée sous la présidence de Comte de Montebello, général en retraite et propriétaire de 4.500 hectares de forêt dans le Cercle de La Calle. Lorsqu'il était en activité, celui-ci n'avait guère bonne presse auprès de ses compagnons lesquels avaient des raisons de croire que ce fils d'un maréchal de Napoléon Bonaparte, le maréchal Lannes, et neveu du maréchal Clausel n'était rien d'autre qu'un "planqué". Voici ce qu'écrivait à son propos le colonel Montagnac qui, dix-huit auparavant, tournait Lannes en bourrique : "Notre général a dans le régiment de Spahis un neveu, le fils de Lannes, qui ne veut plus être Lannes (nom trop roturier et sentant un peu le moulin), et qui s'appelle Montebello. Ce neveu a le malheur de n'être que capitaine, ce qui est désobligeant pour le fils d'un maréchal de France, et son excellent oncle veut à toute force le faire passer chef d'escadron..."
La commission d'enquête va multiplier pétitions et correspondances. Elle s'adressera à l'empereur Napoléon III, au maréchal Randon, ministre de la Guerre, au maréchal Pélissier, puis au maréchal Mac Mahon, successivement Gouverneurs généraux de l'Algérie. Elle va s'attacher à établir que les incendies sont assimilables à un soulèvement et qu'à ce titre ils doivent être réprimés durement.
Voici ce qu'elle écrit, dans une pétition en date du 15 octobre 1863 et adressée au maréchal Pélissier, alors gouverneur général de l'Algérie : "Nous demandons que des châtiments sévères soient infligés, et des contributions, véritables contributions de guerre, imposées aux tribus qui ont allumé les incendies."
Le ton se fait péremptoire : "L'Arabe est un ennemi vaincu, mais non soumis, ennemi souvent caché et réduit à l'impuissance, à l'inaction, mais toujours vigilant et toujours prêt ..."
… Puis pathétique : "Nous sommes les soldats nouveaux offerts aux coups des Arabes, placés aux avant-postes et sacrifiés les premiers, sans moyens de nous défendre... "
... Tragique : " Nous périssons. Déjà décimés, nous resterons jusqu'au dernier sur ce nouveau, ce hideux champ de bataille..."
… Et surtout comique, car on les croirait presque sérieux, ces Tartarins qui résident à Paris, Marseille, Biarritz, s'ils n'avaient, pour défendre leurs possessions en Algérie, signé ces lignes à Paris. Ils l'avouent sans rire, dans l'euphorie des fins de repas quand le café refroidit au fond des tasses et que les mains se tendent, toujours avides mais déjà tremblantes, pour se saisir encore d'un verre de cognac.
Source : Facebook