La Covid-19, révélatrice de graves inégalités à l’accès aux soins.
11 novembre 2020
Par Farid Chaoui, professeur de médecine.
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Depuis le début de la pandémie de la Covid-19, le nombre de publications orales, écrites ou filmées sur ce sujet se compte par centaines de milliers.
Elles concernent tous les aspects de la maladie : son virus et ses effets sur le corps humain, son mode de propagation, ses méthodes de diagnostic, ses multiples et parfois grossières polémiques sur son traitement et enfin ses pathétiques controverses sur des supposées manipulations massives de l’épidémie par des groupes de pression politiques ou financiers pour asservir davantage la population de leurs territoires.
A reprendre les articles parus depuis 8 mois en Algérie à ce sujet dans la presse écrite, télévisuelle ou sur les réseaux sociaux, on découvre que nous n’avons pas échappé à la règle générale.
Tout y passe à travers un impressionnant défilé «d’experts» qui claironnent à tue-tête des vérités rarement vérifiées, toujours utilisées pour vendre l’actualité du jour avec deux constantes :
la première partagée par tous les courants éditoriaux : la population est indisciplinée, ignorante des règles élémentaires de prévention édictées par les «experts» (par conséquent tout ce qui arrive est de sa faute !), la deuxième prêtant à plus de polémique selon le bord auquel on appartient : l’Etat n’en fait pas, ou pas assez, ou, carrément, a échoué dans sa politique de lutte contre la maladie ou au contraire, a réussi brillamment son épreuve !
Je n’évoquerais pas le nombre impressionnant de papiers prétendument techniques ou scientifiques, largement empruntés sur le Net et qui étalent les dernières données sur le virus, son traitement, ses effets à long terme et sur l’hypothétique vaccin.
A ce déferlement d’informations en tous genres, tout le monde s’y est mis : bien sûr la presse, mais aussi des universitaires, les syndicats de professionnels de la santé, le conseil de l’Ordre (qui a disparu des radars depuis que son éternel président a connu une ascension politique Covid-pulsée) et de multiples associations s’épuisant en conjectures et en dénonciations pour montrer qu’elles existent malgré tout !
Malheureusement, très peu de publications se sont intéressées au sort de la population dévastée par cette terrible maladie.
Peu d’enquêtes ont été réalisées pour saisir l’impact de cette catastrophe sanitaire sur le plan social, psychologique et économique sur la population algérienne en général et sa catégorie la plus vulnérable en particulier.
Pour ma part, je souhaiterais souligner dans cette contribution les conséquences désastreuses de la pandémie sur la bourse des ménages, du fait de l’aggravation des coûts de santé liés à la pandémie.
Les moyens de l’Etat en matière de diagnostic et de traitement de la maladie se trouvant rapidement dépassés, les usagers ont été contraints massivement de s’adresser au secteur libéral : la PCR (1) étant en défaut, c’est le scanner qui est devenu le moyen de diagnostic le plus répandu. Une fois le diagnostic établi par cet examen, les malades sont en majorité pris en charge à titre ambulatoire aussi bien dans le secteur public que libéral. Ils s’en sortent avec des prescriptions en analyses médicales (à effectuer dans le secteur libéral) et un traitement à leur charge.
Coût moyen de ce parcours : 15 000 DA minimum pour le scanner et plus de 20 000 DA pour les analyses et les médicaments et si vous êtes riche : 15 000 DA pour une PCR !
Si l’on comptabilise le coût de l’immobilisation en quantité de journées de travail perdues et celui des dépenses annexes (transport…), on arrive vite à des coûts largement insupportables par la grande majorité des classes moyennes a fortiori par la population la plus démunie ! Je rappelle que si les médicaments sont partiellement remboursés par l’assurance maladie, les analyses médicales, la PCR et le scanner sont exclusivement à la charge du malade !
Tous les économistes de la santé sont d’accord sur le fait la part des ménages dans la dépense globale de santé(2) ne doit pas excéder 10%, pour deux principales raisons : l’augmentation excessive du poste santé dans le budget des ménages va s’effectuer aux dépens d’autres postes aussi essentiels que l’alimentation, le logement, l’habillement ou l’éducation, d’une part, d’autre part si cette augmentation peut être relativement bien supportée par les revenus moyens, elle est ruineuse pour les bas revenus au point de les amener souvent à abandonner leurs soins. Ce qui crée une grave inégalité à l’accès aux soins.
C’en est même la définition académique ! Or, tout ce qui vient d’être décrit survient dans une condition sanitaire exceptionnelle ! Une épidémie aussi grave et subite impose, selon le droit, à l’Etat, au nom du principe constitutionnel de protection de la santé et de la sécurité des citoyens, de mettre en place les mesures tout aussi exceptionnelles de prévention, de diagnostic et de traitement pour lutter contre cette maladie.
En principe, le tout à la charge de la collectivité. L’ensemble des mesures dans un pays qui respecte ses prescriptions constitutionnelles doivent être à la charge de l’Etat, a fortiori dans notre belle République, nouvelle ou ancienne, qui défend bec et ongles le principe de «la médecine gratuite» !!!
La question est donc que fait l’Etat national pour respecter ses engagements ? que fait le ministère de la Santé pour porter secours à cette population désespérée sinon que d’édicter du haut de ces comités d’experts, des directives établies en copier-coller, manifestement inapplicables aux conditions de vie de notre population, pour ensuite stigmatiser cette même population lorsque l’échec de ses méthodes est avéré !
C’est vrai que ce ministère, chargé d’une mission régalienne de l’Etat, en charge avec la justice et l’éducation de la cohésion sociale, a subi une inexplicable déstructuration. Au lieu de le renforcer en moyens et en encadrement, on constate son dépeçage en ministère du Médicament, en celui de la Réforme hospitalière et en une multitude de commissions et d’agences qui, en dernière analyse, ne font que multiplier les centres de décision et créer redondance et confusion !
Malgré tout, l’actuel ministre n’a-t-il pas déclaré, d’un ton désabusé, qu’il est le ministre de la Covid ? Mais puisqu’il en est ainsi, pourquoi ne pas exiger avec force et détermination la proclamation et l’application des mesures constitutionnelles de circonstance, faute de quoi il pourrait assumer l’accusation de non-assistance à peuple en danger ??
Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas engagé une négociation avec le secteur libéral dont le poids est de plus en plus important dans la prise en charge des patients infectés à la Covid, pour plafonner les prix des explorations et fixer des normes opposables pour lutter contre l’inflation exorbitante des actes ?
Pourquoi le ministère chargé de la sécurité sociale n’a-t-il pas, face à l’urgence et la gravité des faits, ouvert lui aussi une négociation pour le remboursement des actes diagnostiques et thérapeutiques en rapport avec la Covid ?
Que s’est-il passé pour que l’on abandonne la population à elle-même dans des circonstances aussi graves ? Où sont nos «experts», nos syndicalistes et nos vaillants représentants de la «société civile», nos hommes politiques, pour rappeler à l’Etat ses devoirs et mener la lutte pour la protection de la population ?
Je pense qu’il est vraiment urgent de reconsidérer cette façon de faire, d’apprendre à écouter les plaintes de la population et de regagner sa confiance.
Il faut développer des politiques qui replacent le citoyen au cœur des préoccupations du système de santé et de protection sociale, de lui faire clairement sentir qu’il est l’objet exclusif de tout investissement sanitaire et que l’Etat est en mesure de se porter à son secours avec célérité et efficience lorsque sa santé et celle de ses proches est menacée. C’est par cette stratégie politique que l’on construira un système de santé pertinent loin des pièges tendus par les lobbies industriels et commerciaux, pour lesquels cette pandémie est un cadeau tombé du ciel !
Laisser un petit fonctionnaire ou un retraité payer deux ou trois fois le smic pour sauver sa vie ou celle d’un membre de sa famille menacée par la Covid ne vas pas dans ce sens !
NOTES
(1) La PCR, d’abord proposée dans le secteur public, vite débordé, est apparue dans les laboratoires privés.
(2) La dépense globale de santé est l’addition de toutes les dépenses assurée par le budget de l’Etat, les assurances de santé et les ménages (c’est-à-dire tout ce que paye un usager de sa poche sans espoir de remboursement, ce qui est également appelé «participation des ménages» )
Source : El Watan