Le crime de Julian Assange : « Exposer le pouvoir à la lumière », selon Noam Chomsky
LE GOUVERNEMENT DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE contre
JULIAN PAUL ASSANGE
Extrait du Rapport d’expertise du professeur Noam Chomsky
12 février 2020
(…) Un professeur en Science du Gouvernement à l’université de Harvard, l’éminent politologue libéral et conseiller du gouvernement Samuel Huntington, a observé que "les architectes du pouvoir aux États-Unis doivent créer une force qui peut être ressentie mais pas vue. Le pouvoir reste fort quand il reste dans l’obscurité. Exposé à la lumière, il commence à s’évaporer".
Il a donné quelques exemples éloquents concernant la nature réelle de la guerre froide. Il a parlé de l’intervention militaire étatsunienne à l’étranger et il a fait remarquer que "vous devrez peut-être vendre l’intervention ou toute autre action militaire de manière à créer la fausse impression que c’est une Union Soviétique que vous combattez". C’est ce que les États-Unis font depuis la ’doctrine Truman’ et il existe de nombreuses illustrations de ce principe directeur.
Les actions de Julian Assange, qui ont été classées comme criminelles, sont des actions qui exposent le pouvoir à la lumière - des actions qui peuvent faire s’évaporer le pouvoir si la population saisit l’opportunité de devenir les citoyens indépendants d’une société libre plutôt que les sujets d’un maître qui opère en secret. C’est un choix, et il est entendu depuis longtemps que le public peut faire s’évaporer le pouvoir.
Le seul penseur de premier plan qui ait compris et expliqué ce fait critique est David Hume, écrivant à propos Des premiers principes de gouvernement, dans l’un des premiers ouvrages modernes de théorie politique, il y a plus de 250 ans. Sa formulation était si claire et pertinente que je me contenterai de la citer. Hume n’a trouvé « rien de plus surprenant que de voir la facilité avec laquelle le plus grand nombre est gouverné par un petit nombre et d’observer la soumission implicite avec laquelle les hommes ont résigné leurs propres sentiments et passions à ceux de leurs dirigeants. Lorsque nous nous demandons par quels moyens cette merveille advient, nous constatons que, la force étant toujours du côté des gouvernés, les gouvernants n’ont rien d’autre pour les soutenir que l’opinion. C’est donc sur la base de l’opinion seulement que le gouvernement est fondé, et cette maxime vaut pour les gouvernements les plus despotiques et les plus militaires comme pour les plus libres et les plus populaires ».
En fait, Hume sous-estime l’efficacité de la violence, mais ses paroles sont particulièrement appropriées aux sociétés où la lutte populaire menée pendant de nombreuses années a permis de gagner un degré considérable de liberté. Dans de telles sociétés, comme la nôtre bien sûr, le pouvoir est vraiment du côté des gouvernés et les gouvernants n’ont rien d’autre pour les soutenir que l’opinion. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’industrie colossale des relations publiques est la plus grande agence de propagande de l’histoire de l’humanité, qui s’est développée et a atteint ses formes les plus sophistiquées dans les sociétés les plus libres, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Cette institution a vu le jour il y a environ un siècle, lorsque les élites ont compris que l’on avait gagné trop de liberté pour que le public puisse être contrôlé par la force, de sorte qu’il était devenu nécessaire de contrôler les attitudes et les opinions. Les élites intellectuelles libérales l’ont également compris et c’est pourquoi elles ont insisté, pour citer quelques exemples, sur la nécessité d’abandonner « les dogmes démocratiques selon lesquels les gens sont les meilleurs juges de leurs propres intérêts ». Ils ne le sont pas. Ils sont « des ignorants et des outsiders indiscrets » et doivent donc être « remis à leur place » afin de ne pas déranger les « hommes responsables » qui gouvernent de droit.
Un des moyens de contrôler la population consiste à agir en secret pour que les ignorants et les outsiders indiscrets restent à leur place, loin des leviers de pouvoir qui ne sont pas leurs affaires. C’est le principal objectif de la classification des documents. Quiconque a parcouru les archives des documents publiés a sûrement pu se rendre compte assez rapidement que ce qui est gardé secret n’a que très rarement à voir avec la sécurité, avec exception de la sécurité des dirigeants eux-mêmes contre l’ennemi domestique, à savoir leur propre population. La pratique est tellement routinière qu’il est inutile de l’illustrer. Je ne mentionnerai qu’un seul cas contemporain. Prenons les traités commerciaux internationaux, Pacifique et Atlantique, en réalité des accords investisseurs se faisant passer pour du libre-échange. Ils sont négociés en secret. Il y a une forme de ratification de style stalinien par le Parlement - oui ou non - ce qui signifie bien sûr oui, sans discussion ni de débat, ce qu’on appelle aux États-Unis "fast-track", voie rapide. Pour être précis ils ne sont pas entièrement négociés en secret. Les faits sont connus des juristes d’entreprise et des lobbyistes qui en rédigent les détails de manière à protéger les intérêts des groupes qu’ils représentent, et bien sûr ce n’est pas le public. Le public, au contraire, est un ennemi qu’il faut maintenir dans l’ignorance.
Le crime présumé de Julian Assange en s’efforçant de dévoiler les secrets du gouvernement est de violer les principes fondamentaux du gouvernement, de lever le voile du secret qui protège le pouvoir de l’examen et l’empêche de s’évaporer - et encore une fois, le puissant a bien conscience que le fait de soulever le voile peut provoquer l’évaporation de la puissance. Cela peut même conduire à une liberté et une démocratie authentiques si un public stimulé en vient à comprendre que la force est du côté des gouvernés et qu’elle peut être leur force dès lors qu’ils choisissent de contrôler leur propre destin.
Selon moi, Julian Assange, en défendant courageusement des convictions politiques que la plupart d’entre nous déclare partager, a rendu un énorme service à tous les peuples du monde qui chérissent les valeurs de liberté et de démocratie et qui exigent donc le droit de savoir ce que font leurs représentants élus. Ses actions l’ont à conduit à être poursuivi en retour de manière cruelle et intolérable.
Texte intégral : L’affaire Assange est-elle politique ?