Sélim. S. Khaznadar : «Le lien du pardon demandé et reçu est encore un lien colonial»
M. Khaznadar est universitaire, mathématicien et philosophe de l’Université Constantine2- Abdelhamid Mehri
Par N. N. 20 août 2020. El Watan
Sélim. S. Khaznadar est l’héritier de l’engagement intellectuel et patriotique de son père, le Pr Tewfik Khaznadar, enlevé, torturé et assassiné par les paras du colonel Trinquier à Constantine en 1958. En 2011, il dirige un ouvrage collectif paru aux Editions Barzakh sous le titre Aspects de la repentance, proposant des réflexions croisées et sans concession sur les questions de la mémoire et de la repentance. Dans cet entretien, il plaide pour une écriture académique de l’histoire, loin des mythes. Un récit intelligible, dit-il, unique parachèvement de l’indépendance. Il renvoie aussi dos à dos les demandeurs d’excuses du côté algérien, et les architectes français d’une dilution du sens de cette douloureuse histoire.
M. Chikhi a déclaré qu’une écriture commune de l’Histoire n’est ni souhaitable ni possible. Du point de vue strict des historiens, peut-on ou non écrire cette Histoire à quatre mains?
Cette histoire «écrite à quatre mains» serait nécessairement celle de la colonisation. Ainsi présentée, elle est strictement impossible. Ce travail de l’historien ne peut être entamé qu’avec des soucis, des outils et des préoccupations qui sont les nôtres.
Cette élucidation entreprise par l’historien est une vraie construction de sens. Le passé n’est pas un dépôt clos d’événements, mais une sollicitation permanente renouvelée par les questions que nous imposent les conditions politiques et économiques, mais aussi les ancrages culturels et spirituels qui façonnent nos existences.
Cette remise sur le métier du passé n’est pas une option parmi d’autres, mais une nécessité dans la continuité de la Nation. Le mal colonial est indéniable. Il n’existe aucun pouvoir, ni pour le tarir comme traces dans les mémoires ni pour remonter la chaîne des causes, afin d’engager une autre histoire.
Ce mal dispersé doit être remembré, rassemblé pour tenir dans l’effort, les contraintes et le foyer de l’analyse qui lie, construit, interprète et conclut. Cela est le travail de l’Elucidation. C’est le seul qui vaille dans une confrontation avec l’infamie subie et un passé douloureux. C’est le seul qui assure d’une réelle libération, puisque la vérité affranchit.
La position officielle algérienne semble hésiter entre l’exigence de la repentance et le nécessaire climat de bonne entente politique et économique. Vous qui avez dirigé un ouvrage collectif sur l’idée de la repentance, comment analysez-vous la position, ou les positions algérienne(s) ?
La demande de repentance commence par une conscience aiguë que des crimes et des souffrances considérables ont été infligés dans le passé. Elle doit ensuite prendre la forme d’une contrition publique des anciennes autorités coloniales.
Réfléchie et étudiée, c’est-à-dire remise à l’effort de l’historien, elle peut engager un grand nombre d’aspects qui sont travaillés par des méthodes et des soucis culturels différents.
Corollaire de la demande de repentance, l’activité de «commémoration» est une convocation pour témoignage à charge de la mémoire qui est toujours fausse promesse, et ferment de fragmentation. L’Histoire est ce qui réunit, tisse et propose des énergies et des occasions pour la durée longue.
La mémoire est inhospitalière pour l’écriture de l’Histoire, et le paradoxe n’est qu’apparent. On commémore pour ne pas se souvenir, pour ne pas relire en signification, de nouveau, les événements qui composent et chaînent. Cette relecture est rude, car elle n’apporte aucun confort politique à celui qui la tente.
L’homme des indépendances est celui qui doit être sauf et franc de tout pardon. Le lien du pardon demandé et reçu est encore un lien colonial. De victime, il devient ancienne victime…
La Guerre de Libération, par le fait de son refus radical, juste, violent et permanent de l’ordre colonial, par le fait de son triomphe tangible, devrait dispenser l’homme des indépendances de tout retour malheureux et meurtri sur son passé.
De ce passé il faut écrire l’histoire. De manière académique, loin des mythes. Récit intelligible, il est l’unique parachèvement de l’indépendance.
L’indépendance n’est pas seulement une rupture avec une servitude juridique, militaire et économique, c’est aussi la sortie des mots et des catégories qui ont été celles de l’oppresseur ; l’homme des indépendances doit, pour guérir et grandir, être franc de toute la bimbeloterie du pardon demandé et reçu. Il est celui qui estime avoir un avenir en dehors des mots et du regard du colonisateur, et surtout loin de ses traces.
Tout un courant, représenté surtout par d’anciens moudjahidine, insiste pourtant pour obtenir des excuses de la France…
Serions-nous condamnés à rester des victimes, chœur de pleureuses dans le continuel suspend d’un bon vouloir ? Restés vivants, ni Mostefa Ben Boulaïd ni Larbi Ben M’hidi n’auraient exigé de contrition publique des anciennes autorités coloniales. Nous, Algériens, nous ne devrions jamais demander une quelconque repentance.
Les demandes de repentance relèvent presqu’exclusivement du désir de consolation, de l’obtention du gain politique à moindre coût, ou de l’improbable orgueil d’en être le destinataire. Un homme bien de chez nous, Augustin d’Hippone, écrivait que l’orgueil n’est que le mensonge sur soi.
Mais, si toutefois elle devait advenir, une repentance ne pourrait être qu’un choix français, porté par l’idée que l’Etat français, dépositaire de la continuité historique, peut avoir de ses ressources éthiques, des grands énoncés sur lui-même, au moins ceux issus de la Révolution française.
Benjamin Stora, dans un entretien à L’Obs, avait précisé que sa «mémoire» n’est pas «hémiplégique» ; que pensez-vous du choix de Stora du côté français et de sa posture sur la question?
Benjamin Stora est un historien estimable et paradoxal. Il occupe un entre-deux, souvent bien mauvais conseiller. Son choix par le gouvernement français ne peut m’inspirer aucun commentaire.
Croyez-vous que l’implication d’autres chercheurs, notamment Mohamed Harbi, pourrait donner plus de chance à ce projet ?
Mohammed Harbi est toujours vivant, et à pied d’œuvre, le plus utile serait de lui poser la question.
Source : El Watan