FERMER LA FINANCE. PAR FREDERIC LORDON.
4 juillet 2020, blog du Monde diplomatique
EXTRAIT
(…) Il y a de très sérieuses raisons à l’appui de cette radicalité. Pour autant, l’idée d’une « économie » dans laquelle il n’y aurait plus ni marchés financiers ni même simples banques de crédit, fait partie de ces choses que le poids de l’histoire du capitalisme et surtout le matraquage idéologique des « évidences » nous ont rendues impensables, et infigurables. Ici, la vertu du « déjà-là » est d’un grand secours, puisque le précédent de l’investissement hospitalier intégralement financé par la seule cotisation (jusqu’à ce que le néolibéralisme décide de détruire l’hôpital par la dette obligataire, précisément) atteste une possibilité.
Mais cette attestation a été brouillée avec le temps dans la conscience commune, et le règne de la finance s’est imposé comme une nécessité quasi-naturelle — si l’on tient Alain Minc, il est vrai au milieu de beaucoup d’autres candidats sérieux, pour l’idiot canonique du néolibéralisme, il suffira de l’entendre répétitivement évoquer « la loi de la chute des corps » pour comprendre ce que « naturalisation des faits sociaux » veut dire.
C’est pourquoi il n’est pas inutile, pour armer les résolutions, de commencer par redire un peu précisément le poison qu’est la finance néolibérale, afin d’établir comme un impératif catégorique l’idée d’en euthanasier les institutions. Et d’ancrer l’idée suivante qu’il n’y a aucun progrès social possible hors leur complète destruction. Codicille au passage : le tiers du quart de ce qui suit vaut expulsion de l’euro, ça va sans dire. C’est tant mieux : aucune perspective progressiste, a fortiori anti-capitaliste, ne peut avoir l’idée aberrante d’y rester
Les fléaux de la finance néolibérale
On ne mesure pas toujours en effet le caractère absolument névralgique de la finance dans la configuration institutionnelle d’ensemble du néolibéralisme, et ses propriétés d’intensification de tous les mécanismes de la coercition capitaliste. Elle est presque à elle seule — il y a la concurrence aussi — la source du double fléau néolibéral, celui qui détruit les salariés du privé sous la contrainte de la rentabilité, celui qui détruit les services publics sous la contrainte de l’austérité. Le premier est lié au pouvoir des actionnaires formé dans le marché des droits de propriété, le second au pouvoir des créanciers formé dans les marchés obligataires.
Contrairement à ce qu’on croit spontanément, le pouvoir des actionnaires n’est pas un pouvoir de bailleurs.
À l’envers de ce qui est répété par tous les appareils de l’idéologie néolibérale, les actionnaires apportent finalement si peu d’argent aux entreprises que celles-ci ne dépendent que marginalement d’eux pour leur financement.
Mais alors par où chemine la coercition actionnariale ? Par les voies souterraines des transactions sur le marché des actions où se joue le contrôle de la propriété. Donc par les voies de la soumission aux décrets de l’opinion financière.
Comme on le verra plus encore avec la disciplinarisation des politiques économiques par les marchés obligataires, les marchés de capitaux, en plus d’être les lieux de l’enrichissement spéculatif, sont de très puissantes instances de normalisation. Armés d’une idée de ce que doivent être les « bons » comportements économiques — une idée, faut-il le dire, formée au voisinage immédiat de leurs intérêts —, ils disposent des moyens de l’imposer aux agents, privés comme publics, c’est-à-dire de sanctionner les écarts. Dans le cas des marchés d’actions, la sanction en cas de dissentiment, passe par la vente des titres de l’entreprise considérée, d’où suit l’effondrement de son cours qui la rend vulnérable à une OPA hostile. À laquelle l’équipe dirigeante en place sait parfaitement qu’elle ne survivrait pas. Or elle veut survivre. Donc elle fera ce que l’opinion actionnariale lui demande — pour maintenir son cours le plus haut possible et décourager les assaillants. L’opinion actionnariale demande-t-elle une rentabilité des capitaux propres de 15 % ? On la lui donnera. Demande-t-elle, en conséquence, qu’on ferme les sites économiquement viables, profitables même, mais qui ne sortent que du 5 % ? On les lui fermera.
On a compris, dans cette affaire, que la coercition actionnariale qui, en première instance, pèse sur les équipes dirigeantes, est aussitôt passée aux salariés, qui porteront seuls le poids de tous les ajustements. Et ceci d’autant plus que les dirigeants ont été « convertis » au point de vue actionnarial à coup de stock-options —
rien de tel pour lui faire voir le monde comme un actionnaire que de transformer le dirigeant en actionnaire. De là le gavage des oies.
Si le pouvoir des actionnaires s’exerce par les médiations subtiles du contrôle capitalistique, celui des créanciers, lui, procède par les voies usuellement brutales de l’apporteur de fonds : le prêteur. Et par un autre compartiment de la finance : le marché obligataire. Compartiment différent mais coercition semblable par la normalisation : une fois que les investisseurs se sont fait leur idée de ce que doit être une bonne politique économique, les gouvernements qui ne s’y plient pas connaîtront des taux d’intérêt en folie — et la certitude de l’échec. James Carville, directeur de la campagne de Bill Clinton en 1992 puis conseiller à la Maison Blanche, qui, donc, en connaissait un rayon en matière de « pouvoir », et à qui l’on demandait sous quelle forme il voudrait revenir par réincarnation, répondait aussitôt : « en marché obligataire ». C’est cette chose-là que le socialisme de Mitterrand-Delors-Bérégovoy a installé en France au milieu des années 1980, précipitant la société entière dans une nouvelle période de son histoire, dont la destruction continue du service public, jusqu’à l’hôpital d’aujourd’hui, a été l’inexorable effet. Tout ce que la société présente compte de malheur, malheur des salariés maltraités, malheur des fonctionnaires « néomanagés », malheur des services publics détruits remonte pour l’essentiel à ces deux formes du pouvoir de la finance. En première instance, donc, « la finance », c’est ça. Et « ça » doit être fermé.
La finance capitaliste comme logique de l’avance
Cependant « la finance » est une catégorie trompeuse, faussement simple, et qui donne trop vite le sentiment de « voir ce qu’on veut dire ». Dans son concept, la finance ne s’identifie pas au barnum de la finance néolibérale, la finance des marchés de capitaux déréglementés. Conceptuellement parlant, par finance, il faut entendre l’ensemble des institutions et des procédés qui permettent temporairement à certains agents économiques de dépenser plus qu’ils ne gagnent. Et c’est tout.
En ce sens le plus fondamental, la finance est consubstantielle au capitalisme lui-même, indépendamment de ses formes historiques : car l’impulsion du cycle capitaliste de la production suppose l’avance. Impossible, en effet, de produire avant d’avoir réuni les moyens de produire : équipements, consommations intermédiaires, salaires à verser. Il faudra attendre d’avoir produit, et puis surtout vendu, pour toucher le premier sou. Mais alors comment produire, c’est-à-dire avoir payé les moyens de produire, sans ce « premier sou » ? C’est à cette question que répond toute la logique de l’avance — qui est la logique de la finance.
Dès ce moment-là, le ver est dans le fruit. Car, dans le capitalisme comme univers d’agents privés, il s’en trouvera sans doute certains capables, ou désireux, de dépenser moins qu’ils ne gagnent (on les appellera des épargnants, plus tard des « investisseurs ») pour accepter de financer les autres qui ont besoin de dépenser plus qu’ils ne gagnent. Bien sûr ce « plus » ne peut être que temporaire : à un moment il faudra rendre. C’est que les apporteurs de l’avance ne se contenteront pas du sourire de l’entrepreneur. Ils apportent leur argent, c’est entendu, mais précisément : c’est leur argent. Alors ils veulent leur retour — davantage même : leur retour augmenté. Ce sera l’intérêt ou le dividende, selon la forme de l’avance : dette (obligations) ou fonds propres (actions). La tenaille de l’avance, tenaille des « apporteurs », est formée, on n’en sortira plus. Servitude débitrice ou servitude actionnariale, les « avancés » seront bien avancés : ils connaitront la servitude.
La dette comme servitude et comme « cliquet à croissance »
La servitude des « avancés » est le symétrique du règne des « avanceurs » — du règne de la finance. En général. Car la dureté de ce règne varie en fonction de ses configurations historiques. Il devient tyrannie sans limite quand la configuration des institutions de la finance est centrée sur les marchés — dont on a vu par quels mécanismes ils œuvrent. Le despotisme est plus modéré (relativement parlant…) quand il est coulé dans des formes exclusivement bancaires, où l’avance prend la forme unique (ou dominante) du crédit. Moindre mal si l’on veut, mais mal quand même — les consommateurs endettés ou les petites entreprises sont bien placés pour le savoir. Pour avoir été dispensé de toute la folie des marchés de capitaux dérégulés, le fordisme n’en a donc pas moins connu « la finance ».
Pour les entreprises, la servitude de la dette devient un esclavage de la croissance.
Car, de la dette, il n’y a de sortie que par le « haut » — à supposer que la métaphore verticale soit la bonne : on pense plutôt à la cage du hamster. En effet, passé le moment de son lancement, c’est-à-dire de l’avance en quelque sorte « originelle », une entreprise ne contracte de la dette (hors motifs de trésorerie et de survie) que pour investir. C’est-à-dire aller à la rencontre d’une extension anticipée de ses marchés. Donc croître. Mais cette croissance est un aller sans retour. Car dans ce mouvement d’extension, l’entreprise se charge de nouveaux coûts fixes, nouvelles capacités de production évidemment mais aussi service de la dette, dont l’amortissement nécessite que ses marchés ne rétrécissent pas — et même, si possible, s’étendent à nouveau. Quitte d’ailleurs à ce que, au nom de second tour d’extension, on contracte un second tour de dette. Etc. La dette est le cliquet caché de la croissance, l’aiguillon de la fuite en avant permanente. Or la dette est l’instrument capitaliste du financement des producteurs. Et cela même qui les enchaîne à l’obligation de croître. Les amis de la « décroissance » qui ne sont pas capables d’articuler « sortie du capitalisme » sont des rigolos.
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