Victoire de l’équipe de France : fait social total mais cas individuels d'intégration. Par Ahmed Henni
"La réussite (ou la déviance) de ces jeunes traduit, en réalité, des parcours purement individuels. Le moment festif collectif qui semble traduire un fait social total de fraternité, cache, en réalité, le vrai fait social total historique qui, depuis la Révolution, fait son œuvre dans la société française : l’individualisme auquel même les descendants d’immigrés n’échappent pas".
Par Ahmed Henni, 18 juillet 2018
La quasi-totalité des commentaires exprimés en France dans les médias à propos de la victoire de l’équipe de France de football s’inscrivent dans un double unanimisme, celui des fabricants d’opinion et celui supposé de l’opinion elle-même où, selon une formule de Claude Lévi-Stauss, « l’observateur est lui-même une partie de son observation » (1950). Ceci me rappelle cette phrase de Karl Marx dans Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte : « Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu'un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre » (1851).
Quelques dizaines d’années plus tard, les fondateurs de la sociologie reprenaient ce problème en distinguant ce qui est « fait social total » de ce qui est cas individuels. C'est dans son Essai sur le don (1923) que Marcel Mauss, continuateur d’Émile Durkheim, introduit la notion de fait social total, celui qui met « en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions ». En 2010, Thierry Wendling tentait d’analyser les « Us et abus de la notion de fait social total » en relation avec le football (Revue du MAUSS). Mauss écrivait que les faits sociaux totaux « assemblent tous les hommes d’une société et même les choses de la société à tous points de vue et pour toujours. Ainsi [les fêtes] sont à la fois, dans grand nombre de cas : des marchés, des foires, des assemblées hospitalières, des faits de droit national et international, des faits de culte, des faits économiques et politiques, esthétiques, techniques, sérieux, des jeux. (..) À ces moments, sociétés, groupes et sous-groupes, ensemble et séparément, reprennent vie, forme, force ». On peut, de ce fait, considérer que les rassemblements festifs postérieurs à la victoire de l’équipe de France contiennent des éléments d’un fait social total puisqu’ils mettent en branle personnes et institutions.
Là où les commentaires abusent et franchissent une limite c’est lorsqu’ils sortent de l’analyse du moment festif pour s’aventurer dans la description d’une France qui aurait effacé ses différences sociales et ethniques en fêtant la réussite non seulement d‘une équipe de football multicolore mais aussi d’une « intégration » à la française. Le joueur et buteur le plus performant n’est-il pas issu d’une de ces banlieues considérées comme « sensibles » (Bondy) et n’est-il pas, en plus, Noir et descendant d’immigrés ?
Or, comme on l’a constaté déjà après la victoire similaire de 1998, le moment festif de l’instant ne traduit aucune avancée collective en matière d’intégration. En 2002 les électeurs mettent même Jean-Marie Le Pen second à l’élection présidentielle. En 2005, les banlieues « sensibles » s’enflamment. Et, plus inquiétant, une petite minorité de jeunes versent dans un radicalisme islamiste criminel.
La réussite (ou la déviance) de ces jeunes traduit, en réalité, des parcours purement individuels. Le moment festif collectif qui semble traduire un fait social total de fraternité, cache, en réalité, le vrai fait social total historique qui, depuis la Révolution fait son œuvre dans la société française : l’individualisme auquel même les descendants d’immigrés n’échappent pas. Comme dans la société majoritaire, réussite ou déviance ne concernent, chez les dominés, que quelques individus particuliers et jamais des classes entières, des genres ou des collectifs issus d’origine coloniale. Ceux-ci montrent que c’est l’individualisme qui est le fait social total puisqu’il contamine aussi les descendants d’immigrés. Dans la France issue de la modernité, l’intégration ou l’égalité des conditions des classes et des genres ne peuvent être un phénomène collectif produit par des incantations collectives ou festives. Autant la société française majoritaire accepte d’intégrer et de valoriser des individus, autant elle est rétive devant l’ajout de collectifs issus des colonies. S’il y a un fait social total, c’est bien celui de l’individualisme fondamental qui, depuis la Révolution, fait son œuvre dans ce pays.
Source : Le blog de ahmed henni

*Ahmed Henni est l’auteur de La macula: Système hiérarchique et diversité en France (2017)