LECTURE. La Promesse du Printemps tunisien, de Aziz Krichen. Par Ahmed Henni.
"Pour lui, la réduction de la fracture entre islamistes et occidentalistes, est en grande partie réalisée en Tunisie. « La bipolarisation nous maintenait prisonniers du passé et de ses discordes ; en s’estompant, elle libère les chemins vers l’avenir. Cette mise en sourdine de la querelle identitaire a une conséquence immédiate: elle permet aux idées nouvelles de prendre corps, elle leur permet de s’exprimer et d’être entendues ».
Par Ahmed Henni, 9 juillet 2018
Le soulèvement tunisien (2010-2011) fut "de bout en bout spontané". La Tunisie connaît, "comme les autres pays arabes", deux fractures : la première, verticale, sépare les élites des sociétés, la seconde, horizontale, oppose les islamistes aux adeptes de l’occidentalisation, assimilée au progrès. Mais on ne peut s’attaquer à la seconde sans essayer d’abord de résorber la première. Lecture: La Promesse du Printemps, d’Aziz Krichen ou la réforme contrariée sinon impossible dans les pays arabes

Je viens de terminer avec un peu de retard la lecture de l’édition française en 2018 de La Promesse du Printemps, paru en 2016 en Tunisie, ouvrage d’Aziz Krichen, figure emblématique de la gauche tunisienne et qui a occupé de janvier 2012 à mai 2014 le poste de ministre conseiller chargé des affaires politiques auprès du président tunisien Marzouki.
À l’époque, au lendemain du « printemps » tunisien de janvier 2011, que l’auteur juge « spontané de bout en bout », la fuite du président en place Ben Ali laisse espérer un changement de régime. Des élections sont organisées. Des forces politiques nouvelles sortent de l’ombre de la clandestinité ou de l’exil. Le corps électoral donne aux islamistes d’Ennahda la première place. Mais les résultats montrent un paysage politique hétéroclite, extrêmement fractionné, marqué davantage par la vindicte des uns contre les autres (« révolutionnaires » contre affidés de l’ancien régime, « modernistes » contre islamistes), s’appuyant plus sur des considérations moralisantes que sur des programmes politiques et qui « saturent l’espace public de vociférations ».
L’auteur résume: Le soulèvement tunisien (17 décembre 2010-14 janvier 2011) est demeuré de bout en bout spontané. La transition qui lui succède (janvier 2011-décembre 2014), malgré de nombreuses difficultés et beaucoup de temps perdu, reste remarquablement pacifique.
Elle débute par des élections constituantes, qui voient les islamistes remporter une nette victoire, et se conclut par des élections législatives et présidentielles, qui débouchent sur une alternance souhaitée par une majorité d’électeurs. Durant cette période intérimaire, une nouvelle Constitution est adoptée, qui dote le pays d’un régime parlementaire, affirme le caractère séculier (madani) de l’État et consacre les libertés publiques et privées.
Un nouveau gouvernement (islamiste) et un nouveau président (M. Marzouki) sont investis, fruit d’un compromis politique entre le parti islamiste Ennahda (la Renaissance, 41% des sièges), et deux partis se situant à gauche, 13% des sièges pour le Congrès Pour la République de M. Marzouki, opposant exilé rentré depuis peu, défenseur de « valeurs » liées aux droits de l’homme que bafouait M. Ben Ali, et, enfin, 9% pour le petit parti Ettakatol ( Forum démocratique pour le travail et les libertés ). Ennahda prend le gouvernement, M. Marzouki la présidence de la République et M. Ben Jaafar, d’Ettakatol, celle de l’Assemblée. À part la volonté de barrer la route aux tenants de l’ancien régime et l‘instauration des libertés fondamentales, aucun « programme commun » ne les lie. Certains observateurs moquent cette alliance hétéroclite entre islamistes et anti-islamistes.
D’autres y voient, au contraire, l’émergence d’une nouvelle citoyenneté où les Tunisiens, au lieu de se jeter des anathèmes et s’exclure mutuellement, peuvent délibérer collectivement sans exclusive. D’autres enfin pensent que la seule manière de contrôler des islamistes majoritaires est d’avoir un œil dans la place.
En acceptant de devenir ministre conseiller de M. Marzouki, Aziz Krichen va précisément s’attirer critiques, moqueries et suspicions.
Comment peut-il cautionner l’alliance avec les islamistes portée par M. Marzouki ? Lui, l’un des fondateurs, dans les années 1960, du mouvement d’extrême gauche Perspectives tunisiennes, défenseur de la classe ouvrière et adversaire implacable des dictatures de MM. Bourguiba et Ben Ali, jeté dans les geôles du régime puis exilé durant16 ans ? Serait-ce de l’opportunisme ? Il se devait de s’en expliquer. Il le fait dans cet ouvrage qui dépasse son cas personnel pour poser les graves questions de la citoyenneté et de l‘égalité des conditions des citoyens, liées elles-mêmes à celle de l‘existence d‘un État wébérien (une bureaucratie rationnelle aux ordres d'un exécutif), condition de l‘effectivité d‘une révolution menée par en haut.
Depuis toujours, les dictatures ne propagent qu’une culture de l’anathème et de l’exclusion en fabriquant des ennemis et en incitant à la haine et la vindicte des citoyens entre-eux. La Tunisie de MM. Bourguiba et Ben Ali n’y avait pas échappé. Mieux encore: dans les pays colonisés comme elle, ceux d’Afrique du Nord notamment, les dictatures coloniales se caractérisaient déjà par l’absence d’égalité des conditions, occultée par une fracture identitaire entre occidentalisés et non-occidentalisés, l’inégalité se manifestant souvent par l’appartenance ou non aux mœurs occidentales.
Or, les idéologues entretiennent souvent une confusion entre la modernité, une égalité politique des conditions et une citoyenneté égale, et l’occidentalisation, un mode de vie et des mœurs dites « modernes ». De ce fait, le militantisme pour l’adoption de mœurs occidentales se confond avec le progrès tout en ignorant l’égalité politique des citoyens. Ceux qui refusent l’adoption du mode de vie occidental se doivent par conséquent d’être exclus du jeu politique. C’est le cas des islamistes. D’où le tollé des « occidentalisés » contre l’alliance portée par la « troïka » portée au pouvoir à la suite du printemps tunisien.
Ce n’est pas un cas particulier. Dans tous les pays arabes où la colonisation a laissé de fortes traditions d’occidentalisation (Algérie, Tunisie, Égypte) et, contradictoirement, de modernité par la présence de forces minoritaires de gauche appelant à l’égalité politique des conditions, l’arrivée au pouvoir d’islamistes a été accueillie, en général, par un tollé d’invectives se résumant en un principe simple: les islamistes étant contre l’adoption de mœurs et du mode de vie occidental sont, ipso facto, des adversaires de l’égalité citoyenne puisqu’ils veulent interdire ceci ou cela (l’alcool, par exemple) ou imposer à tous ceci ou cela (le voile). Il ne peut y avoir de délibération commune avec eux.
Or, ceux-ci se veulent souvent les représentants des laissés pour compte des libertés, de la richesse et du progrès. Mais ils se contentent de protestations moralisantes sans proposer de nouveau contrat social citoyen. Il s’agit donc de ne pas leur laisser ce quasi-monopole et d’aller vers ces ghettos en considérant les islamistes comme des adversaires politiques et non comme des ennemis de leur pays.
"Il y a une bataille pour rédiger un nouveau contrat social. Comment faire pour représenter la population des ghettos de là-bas ? Il est essentiel qu’il y ait dans ce débat des gens qui puissent porter cette vision-là", expliquait, avant de rentrer d’exil, Aziz Krichen au Midi libre (05/08/2011). C’est-ce projet de nouveau contrat social qui manquait précisément à la « troïka ». Aziz Krichen a fait ce qu’il a pu pour l’initier. D’où la question: cela est-il possible par en haut ? Mais, dit-il, le pouvoir était préoccupé surtout de se maintenir, et, après l’avoir nommé, le président ne le voyait quasiment pas. « La seule chose qu’il était possible de faire, c’était de m’exclure de facto du groupe restreint où se prenaient les décisions », dit-il. D’où 18 mois après, sa démission.
Convaincu qu’il faut lutter contre l’exclusion, de la nécessité de considérer les électeurs votant islamistes comme des citoyens à convaincre plus qu’à exclure, de traiter les partis islamistes comme des adversaires politiques, il milite pour un contrat citoyen de délibération collective dépassant les oppositions et les invectives moralisantes pour instaurer une démocratie citoyenne progressiste et prometteuse, hors de toute vocifération morale, religieuse ou anti-religieuse, d’une plus grande liberté et meilleure répartition des richesses.
Pour Aziz Krichen, la Tunisie est, « comme les autres pays arabes » , traversée par deux types de fractures : la première, verticale, sépare les élites des sociétés, la seconde, horizontale, oppose les islamistes aux adeptes de l’occidentalisation, assimilée au « progrès ». Pour lui, l’expérience tunisienne n’a pas échoué: si elle n’a pu résorber la fracture verticale, encore que « le destin de la Tunisie (..) n’est plus dans le despotisme », elle a réussi à dépasser la fracture « identitaire » puisque le gouvernement actuel est le fruit d’un compromis entre les islamistes d’Ennahda et les anti-islamistes de Nidaa Tounès.
« Partout ailleurs [dans le monde arabe], écrit Aziz Krichen, les promesses du nouveau printemps se sont brisées, cédant la place à la violence et aux armes. La révolution sociale [a] dégénéré en batailles religieuses, en guerres civiles et en interventions étrangères. Avant de retrouver nos esprits, nous-mêmes avons failli, l’été 2013, nous laisser emporter par un vertige identique. Nous nous sommes dotés, depuis, d’une Constitution démocratique et d’un système de gouvernement pacifié. C’est une avancée considérable, mais qui ne suffit pas ».
En Tunisie aussi, il reste une élite liée à l’oligarchie rentière et mafieuse, déconnectée de ceux qu’elle exclue et prête à toutes les aventures. Pouvait-on, par le haut, s’arracher à sa dominance ? Telle est la question primordiale. Hélas, non peut-être. Les partis dominants, islamistes ou occidentalistes, sont souvent liés à des hommes d’affaires « véreux » . Et, surtout, faute de rationalité bureaucratique et de capacité administrative séculaire aucun changement par le haut ne semble possible. Le président Marzouki avait voulu contrôler les appareils mais sans en avoir les prérogatives ni les équipes nécessaires pour le faire.
« Parce que l’administration tunisienne, infiltrée par les réseaux affairistes et mafieux, n’était plus ce corps discipliné voué à l’exécution des décisions prises par le pouvoir politique. Désormais, elle était soumise à l’influence d’une sorte d’oligarchie occulte, corrompue et corruptrice, dont les intérêts allaient à l’encontre de toute forme de remise en ordre de la machine de l’État. » (..)
« Pour établir son autorité, le gouvernement devait obligatoirement restaurer un fonctionnement régulier de l’administration. Pour y parvenir, il lui fallait commencer par frapper cette excroissance parasitaire qui s’interposait entre lui et l’appareil d’État. Pouvait-il engager une telle bataille ? La réponse est non. » « Il ne le pouvait pas, parce que les partis de la coalition auxquels il devait d’avoir été formé étaient eux-mêmes, à des degrés divers, passablement sous influence. C’était le cas pour Ennahdha : avant, pendant et après l’épisode de la Troïka, le mouvement islamiste n’avait jamais cessé de courtiser les hommes d’affaires véreux. C’était encore plus vrai s’agissant de Nidaa Tounes, cette formation s’étant largement tournée vers eux pour financer son essor et remporter les élections. »
Aziz Krichen note que la plupart des pays arabes sont traversés par deux types de fractures, étroitement liées, une fracture idéologique au niveau des élites, une fracture sociale au niveau des populations. Mais on ne peut s’attaquer à la seconde sans essayer d’abord de résorber la première. Pour lui, la réduction de la fracture entre islamistes et occidentalistes, est en grande partie réalisée en Tunisie. « La bipolarisation nous maintenait prisonniers du passé et de ses discordes ; en s’estompant, elle libère les chemins vers l’avenir. Cette mise en sourdine de la querelle identitaire a une conséquence immédiate: elle permet aux idées nouvelles de prendre corps, elle leur permet de s’exprimer et d’être entendues ». « Des forces nouvelles qui savent que la démocratie politique ne peut être préservée sans démocratie économique et qui sauront transformer la première en tremplin pour réaliser la seconde » . Aziz Krichen en conclut que « c’est cela l’acquis majeur du soulèvement tunisien » car « du dedans et du dehors, les dangers qui nous menacent sont immenses. Pour relever le défi, nous n’avons qu’un seul moyen : nous devons changer en restant rassemblés ». En effet, de son exil en Arabie saoudite, M. Ben Ali observe et attend son heure. La monarchie saoudienne n’a-t-elle pas entamé une chasse aux Frères musulmans en soutenant, en 2013, la destitution armée du président islamiste égyptien et en rompant avec le Qatar qui les avait soutenus et soutenu aussi le parti tunisien Ennahda ?
Aziz Krichen, La Promesse du Printemps, Script Éditions, Tunis, 2016, Éditions de la Sorbonne, Paris, 2018
Source : Le blog de Ahmed Henni