21 janvier 1924, mort de Lénine. Georg Lukacs évoque son tempérament.
"Tempérament et jugement se mariaient bien en Lénine car il orientait sa connaissance de la société à tout moment vers l’action qui était socialement nécessaire à ce moment-là, et car sa pratique suivait toujours nécessairement la somme et le système des idées vraies accumulées jusqu’alors."
Lénine, une étude de l’unité de sa pensée.
Par Georg Lukacs*
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Il était débordant de vie, avec un certain sens de l’humour, il pouvait jouir de tout ce que la vie avait lui à offrir, de la chasse à la pêche en passant par une partie d’échecs ou encore la lecture de Pouchkine et Tolstoi; et il pouvait se dévouer et s’identifier à des hommes concrets.
Sa fidélité aux principes s’est mue en une dureté implacable pendant la guerre civile, mais sans haine. Il luttait contre des institutions et naturellement les hommes qui les représentaient, si nécessaire jusqu’à leur annihilation.
Mais il l’a toujours considéré comme une nécessité objective, inéluctable humainement regrettable mais à la quelle on ne pouvait pas échapper dans la lutte concrète. Gorki se rappelait de ses mots symptomatiques de Lénine, après avoir écouté la sonate Appassionata de Beethoven:
« L’Appassionata est la plus belle chose que je connaisse, je pourrais l’écouter tous les jours. C’est une musique divine, magnifique. Je pense toujours avec fierté, peut-être est-ce naif de ma part: Regarde ce que les êtres humains peuvent faire ».
Il fait ensuite un clin d’oeil, sourit et ajoute avec regret : « Mais je ne peux pas écouter de la musique, cela me tape tellement sur les nerfs que je pourrais dire des bêtises, susurrer des mots doux à l’oreille de ceux capables de produire de telles choses sublimes dans l’enfer abominable dans lequel ils vivent. Cependant, aujourd’hui plus question de susurrer des mots doux – on vous mordrait la main. Nous devons frapper les gens sans pitié sur la tête bien que théoriquement nous soyons contre tout type de violence entre les hommes. Oh, nôtre tâche est diablement difficile ! »(...)
Mais il y a une différence fondamentale entre le conflit de convictions et de sentiments ancrés dans la réalité – dans les rapports d’un individu – et l’homme en conflit qui ressent sa propre existence en tant qu’être humain comme mise en danger. Ce dernier cas n’est jamais vrai pour Lénine. Le plus grand hommage que rend Hamlet à Horace est le suivant :
« Bienheureux ceux chez qui le tempérament et le jugement sont si bien d’accord ! / Ils ne sont pas sous les doigts de la fortune une flûte qui sonne par le trou qu’elle veut».
Le tempérament et le jugement : leur opposition comme comme leur unité ne découlent que de la sphère biologique comme base générale et immédiate de l’existence humaine. Concrètement, les deux expriment l’harmonie ou la dissonance d’un être humain social avec un certain moment historique, en théorie et en pratique.
Tempérament et jugement se mariaient bien en Lénine car il orientait sa connaissance de la société à tout moment vers l’action qui était socialement nécessaire à ce moment-là, et car sa pratique suivait toujours nécessairement la somme et le système des idées vraies accumulées jusqu’alors.
Il n’y avait donc chez Lénine pas la moindre trace de ce qui aurait pu apparaître comme de l’auto-satisfaction. Le succès ne l’a jamais rendu vaniteux, tout comme l’échec ne l’a jamais déprimé. Il insistait sur le fait qu’il n’y avait aucune situation à laquelle un homme ne pouvait apporter une réponse pratique.
Il était un de ces grands hommes qui – précisément dans la pratique de leur vie – avaient réalisé beaucoup de choses, y compris les plus essentielles. Néanmoins – ou peut-être par conséquent – presque personne n’a jamais écrit aussi durement, avec aussi peu de pathos sur ses propres échecs, réels ou potentiels :
« L’homme intelligent n’est pas celui qui ne fait pas d’erreurs. Ces hommes n’existent pas, ils ne pourraient pas exister. L’homme intelligent est celui qui ne fait pas d’erreurs fondamentales et qui sait comment les corriger rapidement et sans conséquences ».
Ce commentaire si prosaïque sur l’art de l’action exprime plus clairement le fond de son attitude que toute profession de foi grandiloquente.
Sa vie fut perpétuellement dans l’action, la lutte ininterrompue dans un monde où il était profondément convaincu qu’il n’y avait pas de situation sans une solution, pour lui ou ses opposants. Le leitmotiv de sa vie était, logiquement, toujours être prêt pour l’action – l’action juste.
La sobre simplicité de Lénine eut donc un effet énorme sur les masses. Encore en opposition avec le premier type de grand révolutionnaire, il était un tribun du peuple sans égal, sans la moindre trace de rhétorique (pensons à ce sujet à des Lassalle et Trotsky).
Tant dans sa vie privée comme publique il avait une aversion profonde pour les beaux parleurs, pour tout ce qui était grandiloquent et exagéré. Il est encore significatif qu’il ait donné à ce mépris politique et humain de tout ce qui était « exagéré » une base philosophique objective :
« Toute la vérité, si elle est exagérée, ou si elle s’étend au-delà des limites de sa réalisation concrète peut devenir une absurdité, et elle tendra dans de telles conditions à devenir une absurdité ».
Cela signifie que, pour Lénine, même les catégories philosophiques les plus générales n’étaient jamais une généralité contemplative abstraite, elles étaient constamment tournées vers la pratique, comme les moyens de la préparation théorique pour la pratique.(...)
Il y eut un changement important dans les attitudes humaines ces derniers siècles : l’idéal du « sage » stoico-épicurien a eu une très forte influence sur nos opinions éthiques, politiques et sociales, bien au-delà des limites de la philosophie académique.
Mais cette influence fut tout aussi une transformation interne : l’élément pratique-actif dans ce prototype se renforça par rapport à l’époque classique. La préparation permanente à l’action de Lénine est le dernier, et jusqu’à présent le plus grand et le plus important, stade de ce développement.
Le fait qu’aujourd’hui la manipulation absorbe la pratique et que la « fin des idéologies » absorbe la théorie, cet idéal ne pèse pas lourd aux yeux des « experts », ceci n’est qu’un épisode, allant contre la marche de l’histoire mondiale.
Par-delà le sens de ses actions et écrits, la figure de Lénine comme incarnation de la préparation permanente à l’action représente une valeur ineffaçable : une nouvelle forme d’attitude exemplaire face à la réalité.
*Georg Lukács (1885-1971) philosophe et sociologue. Il a notamment écrit Histoire et conscience de classe (1923) Le Roman historique (1937)
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