100 ans après. Le léninisme aujourd’hui : comment commencer par le commencement
Par Slavoj Žižek*, 25 septembre 2017
EXTRAITS
Dans ce merveilleux petit texte «A propos de l’ascension des hautes montagnes», écrit en 19221 quand, après avoir gagné une guerre civile qui semblait pourtant perdue d’avance, les bolcheviks durent se résoudre à la NEP (qui laissait une plus grande place à l’économie de marché et à la propriété privée), Lénine, «en guise d’exemple», imagine un alpiniste qui doit redescendre dans la vallée après une première tentative d’atteindre un nouveau sommet, pour expliquer ce qu’un repli signifie au cours d’un processus révolutionnaire, à savoir, comment se replier sans trahison opportuniste de la fidélité à la Cause :
"Imaginons un homme qui effectue l’ascension d’une montagne très élevée, abrupte et encore inexplorée. Supposons qu’après avoir triomphé de difficultés et de dangers inouïs, il a réussi à s’élever beaucoup plus haut que ses prédécesseurs, mais qu’il n’a tout de même pas atteint le sommet. Le voici dans une situation où il est non seulement difficile et dangereux, mais même proprement impossible, d’avancer plus loin dans la direction et le chemin qu’il a choisis. Il lui faut faire demi-tour, redescendre, chercher d’autres chemins, fussent-ils plus longs, mais qui lui permettent de grimper jusqu’au sommet.
La descente, à partir de cette altitude jamais encore atteinte à laquelle se trouve notre voyageur imaginaire, offre des difficultés et des dangers plus grands encore, peut-être, que l’ascension: les faux pas le guettent; il voit malaisément l’endroit où il pose son pied; il n’a plus cet état d’esprit particulier, conquérant, que créait la marche assurée vers le haut, droit au but, etc. Il lui faut s’entourer d’une corde, perdre des heures entières pour creuser au piolet des marches ou des endroits où il puisse accrocher solidement la corde; il lui faut se mouvoir avec la lenteur d’une tortue, et de plus se mouvoir en arrière, vers le bas, en s’éloignant du but; et on ne voit toujours pas si cette descente terriblement dangereuse et pénible se termine. On ne voit pas apparaître le chemin détourné, un tant soit peu sûr en suivant lequel il serait possible de se remettre en route plus hardiment, plus rapidement et plus directement qu’avant, vers le haut, vers le sommet.
N’est-il pas naturel de penser qu’un homme se trouvant dans cette situation puisse avoir, bien qu’il se soit élevé à une altitude inouïe, des instants de découragement? Et ces instants seraient sans doute plus nombreux, plus fréquents et plus pénibles, s’il pouvait entendre certaines voix d’en bas, de gens tranquillement installés au loin et observant à travers une lunette d’approche cette descente si dangereuse, qu’on ne peut même pas qualifier (à l’exemple des «sménoviekhovistes») de «descente en freinage», car un frein suppose une voiture bien réglée, déjà mise à l’essai, une route préparée à l’avance, des mécanismes qu’on a déjà éprouvés. Mais là, ni voiture, ni route, rien du tout, absolument rien qui ait été déjà éprouvé !
Les voix d’en bas, elles, sont pleines d’une joie mauvaise. Les unes se réjouissent ouvertement, elles piaillent et crient: il va tomber, c’est bien fait, ça lui apprendra à faire le fou! D’autres essayent de cacher leur joie, agissant plutôt à l’exemple de Ioudouchka Golovlev; ils s’attristent, lèvent les yeux au ciel. Quelle tristesse, nos craintes se justifient ! N’est-ce pas nous qui avons consacré toute notre vie à préparer un plan raisonnable pour l’ascension de cette montagne, qui demandions que l’on sursoie à l’ascension, tant que l’élaboration de notre plan n’était pas terminée ? Et si nous avons lutté si ardemment contre le chemin que l’insensé lui-même abandonne maintenant (regardez, regardez, le voilà qui retourne, qui redescend, qui se prépare pendant des heures entières la possibilité de progresser d’un seul mètre! Lui qui nous accablait des pires injures quand nous réclamions systématiquement de la modération et de l’ordre!), si nous avons condamné si ardemment l’insensé et si nous avons mis tout le monde en garde, afin qu’on ne l’imite pas et qu’on ne l’aide pas, nous l’avons fait exclusivement par amour pour le grand plan d’ascension de cette même montagne, pour ne pas compromettre en général ce plan grandiose!
Par bonheur, notre voyageur imaginaire, dans l’exemple que nous avons pris, ne peut pas entendre les voix de ses «amis véritables» de l’idée de l’ascension, sinon il serait sans doute pris de nausée. Et l’on dit que la nausée n’aide pas à avoir la tête froide et le pied sûr, particulièrement à très grandes altitudes. […]
Exemple n’est pas preuve. Toute comparaison est boiteuse. Ce sont là des vérités incontestables et connues de tous, mais il n’est pas mauvais de les rappeler pour montrer plus concrètement les limites de la portée de toute comparaison en général.
Le prolétariat russe s’est élevé dans sa révolution à une altitude gigantesque en comparaison non seulement de 1789 et de 1793 mais aussi de 1871. Quelle besogne, au juste, avons-nous «achevée», et laquelle n’avons-nous pas «achevée»? Voilà de quoi il faut que nous nous rendions compte, le plus sainement, le plus clairement et le plus concrètement possible: nous garderons alors la tête froide, et nous n’aurons ni nausées, ni illusions, ni découragement.
Après avoir énuméré les réalisations de l’Etat soviétique, Lénine se tourne ce qui n’a pas été fait :
"Mais nous n’avons même pas achevé les fondements de l’économie socialiste. Cela, les forces hostiles du capitalisme agonisant peuvent encore nous reprendre. Il faut s’en rende compte nettement, et le reconnaître ouvertement, car rien n’est plus dangereux que les illusions (et le vertige, surtout à grande altitude).
Et il n’y a absolument rien «d’effrayant», rien qui puisse fournir un motif légitime au moindre abattement, à reconnaître cette amère vérité, car nous avons toujours professé et répété cette vérité élémentaire du marxisme, que la victoire du socialisme nécessite les efforts conjugués des ouvriers de plusieurs pays avancés. Or, nous sommes encore seuls, et dans un pays arriéré, un pays plus ruiné que les autres, nous avons fait beaucoup plus qu’il n’était croyable. Ce n’est pas tout: nous avons conservé «l’armée» des forces prolétariennes révolutionnaires, nous avons conservé sa «capacité de manœuvre », nous avons conservé la clarté d’esprit qui nous permet de calculer avec sang-froid où, quand et de combien il faut reculer (pour mieux sauter), où, quand et comment au juste il faut reprendre la besogne inachevée.
Il faudrait reconnaître qu’ils sont perdus, à coup sûr, les communistes qui s’imagineraient qu’il est possible, sans erreurs, sans reculs, sans multiples remises en chantier des tâches inachevées ou mal exécutées, de mener à son terme une «entreprise» de portée historique mondiale comme l’achèvement des fondations de l’économie socialiste (particulièrement dans un pays de petite paysannerie). Les communistes qui ne se laissent aller ni aux illusions, ni au découragement, en gardant la force et la souplesse de leur organisme pour, à nouveau, «repartir à zéro», en s’attaquant à une tâche des plus difficiles, ceux-là ne sont pas perdus (et, très probablement, ne périront pas)."
Ce Lénine-là est plus beckettien que jamais, faisant écho à ces impératifs de Cap au pire : « Réessayez, échouez encore, échouez mieux »2. Cette comparaison avec l’alpinisme mérite néanmoins que l’on s’y intéresse de plus près. Sa conclusion («à nouveau, « repartir à zéro »») indique qu’il ne s’agit pas simplement de ralentir le processus et de renforcer l’acquis, mais plus précisément de redescendre vers le point de départ : il faut «commencer au commencement» et pas de là où l’on a réussi à s’élever lors d’un effort antérieur. En des termes plus proches de Kierkegaard, le processus révolutionnaire n’est pas graduel ; c’est un mouvement répétitif, un mouvement qui, encore et encore, répète le commencement.
Georg Lukács conclut son chef-d’œuvre pré-marxiste de jeunesse, Théorie du roman, par cette célèbre phrase : « le chemin est commencé, le voyage est terminé». C’est ce qui survient au moment de la défaite : le voyage qui correspond à une expérience révolutionnaire particulière est terminé, mais le vrai voyage, lui, le travail du recommencement, ne fait que commencer. Pourtant, cette disposition à recommencer n’implique aucune «ouverture non-dogmatique» vers autrui, une concession aux rivaux politiques que «nous avions tort, vos avertissements étaient justes, alors regroupons nos forces»… Bien au contraire, Lénine insiste sur le fait que de tels moments de repli sont ceux qui exigent la discipline la plus rigoureuse (...).
NOTES
1-«Note d’un publiciste. A propos de l’ascension des hautes montagnes, des méfaits de l’abattement, de l’avantage du commerce, de l’attitude envers les mencheviks, etc.», in Lénine, Œuvres complètes, Paris, Editions sociales/Moscou, Editions du Progrès, 1969, t. 33, p. 205-207.
2-Samuel Beckett, Cap au pire [Worstward Ho, 1983], traduit de l’anglais par Edith Fournier, Paris, Editions de Minuit, 1991.
Texte intégral : Contretemps
*Slavoj Žižek, philosophe slovène, auteur de Fragile absolu, et La parallaxe