Le ghetto culturel des élites, les modèles russe et américain vus par Emmanuel Todd*
Quelques propos recueillis le 1er mars 2017
" Je crois que la séparation fondamentale entre peuple et élites – c’est une image, car c’est toujours plus compliqué – a pour point de départ la différenciation éducative produite par le développement du supérieur.
Au lendemain de la guerre, dans les démocraties occidentales, tout le monde avait fait l’école primaire – aux États-Unis, ils avaient également fait l’école secondaire –, les sociétés étaient assez homogènes et très peu de gens pouvaient se vanter d’avoir fait des études supérieures. Nous sommes passés, ensuite, à des taux de 40 % de gens qui font des études supérieures par génération. Ils forment une masse sociale qui peut vivre dans un entre-soi. Il y a eu un phénomène d’implosion sur soi de ce groupe qui peut se raconter qu’il est supérieur, tout en prétendant qu’il est en démocratie. C’est un phénomène universel et pour moi, c’est la vraie raison. Il y a des décalages.
L’arrivée à maturité de ce groupe social se réalise dès 1965 aux États-Unis. En France, nous avons trente ans de retard et ça s’effectue en 1995. Les gens des diverses strates éducatives ne se connaissent plus. Ceux d’en haut vivent sans le savoir dans un ghetto culturel. Dans le cas d’un pays comme la France, nous avons par exemple l’apparition d’un cinéma intimiste, avec des préoccupations bourgeoises déconnectées des cruautés de la globalisation économique. Il y a des choses très bien dans cette culture d’en haut. L’écologie, les festivals de musique classique ou branchée, les expositions de peinture impressionniste ou expressionniste, le mariage pour tous : toutes ces choses sont bonnes. Mais il y a des personnes avec des préoccupations autres, qui souhaitent juste survivre économiquement et qui n’ont pas fait d’études supérieures. C’est en tout cas ce que j’écris dans mes livres, je ne vais pas changer d’avis soudainement (...)
Les élites trahissent le peuple, c’est certain. J’estime même de plus en plus qu’il y a au sein des élites des phénomènes de stupidité induits par le conformisme interne du groupe, une autodestruction intellectuelle collective. Mais je ne pense plus que le peuple soit intrinsèquement meilleur. L’idée selon laquelle, parce qu’il est moins éduqué ou moins bien loti, le peuple serait moralement supérieur est idiote, c’est une entorse subtile au principe d’égalité. Adhérer pleinement au principe d’égalité, c’est être capable de critiquer simultanément élites et peuple. Et c’est très important dans le contexte actuel. Cela permet d’échapper au piège d’une opposition facile entre un populo xénophobe qui vote Le Pen et les crétins diplômés qui nous ont fabriqué l’euro. C’est toute la société française qu’on doit condamner dans sa médiocrité intellectuelle et morale.
La mortalité met les modèles en crise
"L’idée d’un communisme fabriqué par une famille communautaire, égalitaire et autoritaire explique très bien l’histoire russe. La famille nucléaire absolue explique très bien le modèle libéral anglo-saxon, ainsi que le développement du capitalisme.
Le fait que les gens ne sont pas très sensibles aux États-Unis ou en Angleterre à l’idéal d’égalité explique pourquoi le capitalisme y fonctionne de manière bien huilée et pourquoi les individus ne sont pas choqués quand certains font du profit. Mais entre 2000 et 2015, nous avons atteint la limite du modèle. Et bien sûr, les peuples peuvent transcender leur détermination anthropologique, mais à un certain niveau de souffrance seulement. C’est pour cela que la hausse de la mortalité a été un avertisseur qui m’a permis d’échapper à mon propre modèle. Quand j’ai pensé que Trump pouvait être élu, j’étais au fond en train d’admettre que mon modèle anthropologique était insuffisant. Mais c’est finalement la même chose qui s’est passée avec la chute du communisme.
Mon modèle anthropologique dit que les traditions communautaires russes expliquent très bien l’invention du communisme. Mais de même que le libéralisme a emmené la société américaine à un niveau de souffrance exagéré, qui a provoqué la révolte de 2016, le communisme avait atteint vers 1975 un niveau d’absurdité tel, avec une hausse de la mortalité infantile, qu’il s’est effondré en 1990. Par contre, ce que nous dit déjà l’existence ultérieure de la Russie, c’est que l’atteinte de ce point de rupture peut amener une modification du système économique, mais ne fait pas sortir définitivement la population de sa culture. Je pense qu’il y a une démocratie en Russie. Les Russes votent à 80 % pour Poutine. C’est une forme de démocratie autoritaire. Mais le fonctionnement de la société garde beaucoup des traditions communautaires d’autrefois. Le système américain tente de se réformer, mais il va garder ses traits libéraux et non égalitaires fondamentaux."
Texte intégral de l'interview d'Emmanuel Todd : Comptoir.org
*Anthropologue, historien, démographe, sociologue et essayiste, Emmanuel Todd est principalement connu pour ses travaux sur les systèmes familiaux et leur rôle politique. En quatre décennies, le chercheur s’est notamment illustré en prophétisant l’effondrement de l’URSS (« La chute finale », 1976) et les printemps arabes (« Le rendez-vous des civilisations », avec Youssef Courbage, 2007).