"L’histoire contemporaine de l’Algérie vue par les historiens s’arrête à l’indépendance".
Les choses ont-elle vraiment changé depuis décembre 2012 lorsque l'historienne Malika Rahal constatait : "Depuis plusieurs décennies, les historiens ont fait la preuve que les événements très proches appartiennent pleinement à leur domaine de recherche ; pourtant, en ce qui concerne l’Algérie, 1962 continue de « faire barrage » au savoir historien, et de ce point de vue, toute l’histoire du pays depuis l’indépendance demeure une terre inconnue". Evoquant quelques travaux récents, elle conclut cependant : "L’histoire du temps présent de l’Algérie mûrit lentement, mais elle mûrit enfin".
1962 continue de faire barrage au savoir historien.
Interview de l'historienne Malika Rahal
Par Mélanie Matarese, le 14 décembre 2012. El Watan
Les journées Charles-Robert Ageron sont présentées comme un hommage à l’historien de « l’Algérie contemporaine », mais quand on regarde le programme, les interventions portent essentiellement sur la période coloniale et la guerre d’indépendance. Pouvez-vous nous donner une définition de ce qu’est l’histoire contemporaine ?
La question est intéressante, car elle pointe immédiatement un point sur lequel nous n’avons pas beaucoup avancé depuis le travail de Charles-Robert Ageron : aujourd’hui encore, dans une écrasante mesure, l’histoire contemporaine de l’Algérie vue par les historiens s’arrête à l’indépendance, et donc à la fin de la période coloniale. Et pourtant, de 1980 à 2000, Charles-Robert Ageron a été chercheur à l’Institut d’histoire du temps présent qui a pour vocation de travailler sur la période la plus récente de l’histoire contemporaine, celle pour laquelle les témoins sont encore vivants.
Depuis plusieurs décennies, les historiens ont fait la preuve que les événements très proches appartiennent pleinement à leur domaine de recherche ; pourtant, en ce qui concerne l’Algérie, 1962 continue de « faire barrage » au savoir historien, et de ce point de vue, toute l’histoire du pays depuis l’indépendance demeure une terre inconnue.
Pourquoi la décennie noire est-elle absente du débat historique et universitaire en Algérie ?
Elle est absente pour les raisons évoquées plus haut : parce que toute l’histoire du pays depuis l’indépendance est absente des départements d’histoire, et que cette absence n’est que très partiellement palliée par les autres disciplines (sciences politiques, droit, littérature, sociologie). Il y a des raisons évidentes à cela : la nécessité impérieuse, ressentie dès 1962, de décrire et comprendre la période coloniale, en particulier la guerre longue et cruelle qui a mené à l’indépendance ; mais aussi la nature du régime et son usage politique de l’histoire.
Il me semble qu’il faut ajouter à cela d’autres facteurs plus difficiles à saisir : le sentiment (ressenti aussi par les historiens) d’une histoire vécue toujours dans l’urgence ; urgence de l’édification d’un Etat dans l’enthousiasme socialiste, urgence des crises économiques, politiques et sociales des années 1980, puis urgence de la décennie noire des années 1990. Il me semble à ce propos que le pays sort tout juste d’une longue période d’après-guerre et n’a pas encore connu de temps calme permettant une démarche réflexive sur l’histoire récente.
D’autant que cette décennie de violence civile, pour ne pas dire de guerre civile, fait écran au passé ; j’ai eu l’occasion de décrire comment elle avait coupé les liens entre les acteurs et leurs souvenirs d’avant, rendant toute forme de retour sur le passé difficile, voire impossible, pour de longues années.
Aujourd’hui, on s’aperçoit que les chercheurs anglo-saxons travaillent sur des problématiques historiques et politiques beaucoup plus actuelles que les chercheurs français. Comment expliquez-vous cela ?
Je ne sais pas si leurs problématiques sont plus actuelles, ni même ce que ça voudrait dire, mais l’ouverture du champs de l’histoire contemporaine de l’Algérie à des historiens travaillant hors de France et hors d’Algérie est une excellente chose : dans le face-à-face franco-algérien - et j’utilise l’expression même s’il ne s’agit pas d’une opposition de deux points de vue antagonistes -, le renouvellement des approches aurait été plus lent. Les questions liées à la culture, aux langues, à la construction des identités nationales bénéficient considérablement d’autres regards - et je pense en particulier à ceux de Julia Clancy-Smith, Todd Shepard, et James McDougall - qui renouvellent d’ailleurs aussi bien l’histoire de l’Algérie que celle de la France.
Pour autant, le verrou de 1962 demeure solide : il est attaqué dans les travaux d’Amar Mohand Amer, historien au CRASC, qui a travaillé sur la crise de 1962 et prolonge actuellement ses recherches sur la période plus récente, de l’historienne britannique Natalya Vince (qui prépare un ouvrage sur les anciennes combattantes après l’indépendance), ou les miens.
Plus récemment encore, des travaux de doctorants, comme celui en cours d’Ed McAllister, doctorant britannique, sur la mémoire de la période de la construction nationale des années 1960 et 1970 dans un quartier d’Alger, ouvrent de nouvelles pistes. Certains doctorants algériens ou non que j’ai croisés aux Archives nationales à Alger ont des sujets de thèse qui les conduiront naturellement à interroger l’histoire post-1962, en particulier les études locales (celle de Yasmina Saoudi sur la région de Mchedallah, ou celle d’Augustin Jomier sur le M’zab) ne demandent qu’à être prolongées après 1962, même si tous ne l’envisagent pas encore.
Autrement dit, l’histoire du temps présent de l’Algérie mûrit lentement, mais elle mûrit enfin.
Source : https://socialgerie.net/spip.php?article1040
Que s’est-il passé de 1962 à 1992 ?
Par Saoudi Abdelaziz, 30 mai 2011
Que s’est-il passé de 1962 à 1992 ? Ces trente années disparaissent dans un brouillard schématisé. Les protagonistes de cette période souffrent d’une sorte d’amnésie, dûe peut-être au sentiment de culpabilité, alors que les journaux en quête de sensationnel, mettent en spectacle, de manière affligeante et éhontée, les divagations fantasmagoriques des ancêtres, sur de lointains épisodes de la guerre de libération .
La publication du texte posthume de Ferhat Abbas, des notes manuscrites inachevées consacrées à son vécu de la période qui a suivi l’indépendance est d’autant plus bienvenue (Demain se lèvera le jour. Alger-Livres éditions). Ce texte, livré sans notes explicatives, mérite d’être étudié et confronté à d’autres vécus.
A la mi-juillet 1965, alors que l’étais engagé dans l’opposition au coup de force militaire du 19 juin 1965 au sein de l’ORP, j’ai reçu chez ma mère la visite de Ferhat Abbas, frère de ma grand-mère Zakia (Je suis un des héritiers de Ferhat Abbas, mort sans enfants). Khali Ferhat a essayé de me convaincre que le marxisme était sans avenir et m’a proposé des études d’attaché d’ambassade (à Bruxelles, je crois) en m’assurant de l’aide, pour ce faire, de son « ami » Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères.
J’ai été arrêté le 2 août, quelques jours plus tard. J’ai compris, après coup, l’affection qui animait la démarche de mon grand oncle. Il a continué de manifester son soutien à ma mère pendant les 18 mois de mon emprisonnement.
Le texte posthume de Ferhat Abbas a été écrit en 1977, au sommet du tournant à gauche amorcé au début des années 70 par Boumediene. Ferhat Abbas a écrit ces notes après l'appel, en mars 1975, de deux anciens présidents du GPRA, Abbas et Benkhedda, et de deux autres personnalités, en réaction à la nouvelle démarche du pouvoir, et où ils proposaient la démocratisation.
La présentation de ce manuscrit pourrait laisser penser que Ferhat Abbas a constamment fait preuve d’une opposition frontale au pouvoir. Elle met sous le boisseau des faits avérés. Ainsi, Ferhat Abbas a accueilli avec satisfaction d’éviction de Ben Bella le 19 juin 1965. Il a fait montre de compréhension à l’égard du nouveau pouvoir où il disposait de nombreuses amitiés, jusqu’au tournant amorcé au début des années 70.
Après le décès de Boumediene et l’avènement du Chadlisme, non seulement l’assignation à résidence a été levée, mais l’ancien président du GPRA fut l’un des premiers à recevoir en 1984 la médaille du mérite que Chadli venait d’instituer. Les gens influencé par les idées de Ferhat Abbas, qui n’a jamais essayé de rassembler ses partisans dans une organisation, se sont naturellement inscrits dans la politique d’ouverture pratiquée par le Chadlisme et y ont prospéré.
C’est évidemment une approche outrancière qui conduit Ferhat Abbas (en résidence surveillé, à parler de pouvoir « socialo-communiste ». La charge anti-communiste du manuscrit posthume est sans doute compréhensible. L’auteur a toujours exprimé des positions de classe, correspondant à ses convictions libérales et bourgeoises. C’est une position sans doute légitime de son point de vue, face au tournant à gauche, et une réaction normale face à la fuite en avant des progressistes dans un vertige du succès qui a touché de nombreuses régions du monde à cette époque.
Mais il faut prendre avec prudence certaines affirmations à propos des « marxistes ».
Les communistes, dont le parti a été interdit en novembre 1962, alors que Abbas était président de l’Assemblée nationale, ont subi une sévère répression à partir de juin 1965 jusqu’au milieu des années 70. Son appareil de direction était totalement en clandestinité et sa presse interdite (jusqu’en 1988).
Jusqu’au tournant des années 80, dans le mouvement étudiant et dans les mouvements de jeunes, dans les luttes sociales et syndicales, les communistes ont été à l’avant-garde de la lutte pour la démocratie et pour l’indépendance. Ils ont participé activement à l’émergence du mouvement d’émancipation des femmes.
Aujourd’hui ces vérités historiques incontestables sont mises sous le boisseau, alors qu’un ministre porté par le coup d’état du 19 juin, un ancien premier ministre promoteur d’état d’urgence et tant d’autres protagonistes suivistes des années 62/92 se recréent sans vergogne des virginités démocratiques, comme si la mémoire de ces années avait disparu dans un lointain fantasmagorique. Le texte de Ferhat Abbas doit donner le bon exemple.
Source : Algérie-infos