Abdelatif Rebah : "Un changement de régime, comment et dans quel but ?"
Au terme de de sa contribution en trois parties parue dans Libre-Algérie, l'économiste Abdelatif Rebah écrit : " Le système est devenu un obstacle pour la réalisation des aspirations de presque toutes les strates de la société et même, paradoxalement, un frein, dans sa configuration politique actuelle, pour les ambitions de pouvoir hégémonistes des catégories qui en tirent leurs privilèges exorbitants. Une situation qui appelle, en conséquence, un changement politique et institutionnel radical. Cependant, si on entrevoit la nécessité d’un changement, on ne parvient pas encore à en déterminer le but et les moyens de l’atteindre".
La problématique actuelle : un constat de crise du régime apparemment convergent.
Par Abdelatif Rebah, 2 novembre 2016
(...) La question, n’est pas, en effet, faut-il ou non changer ce système, tout le monde semble en convenir à présent. Mais la convergence apparente sur le constat des symptômes d’une crise profonde du régime et sur le besoin d’un changement conséquent ne doit pas faire illusion sur un consensus quant aux causes de cette crise et à la finalité du changement. Ces questions demeurent, on doit le noter, soigneusement évacuées du champ de la réflexion.
Or, on ne peut aborder la question clé des conditions d’une sortie véritable de la crise du système, c’est-à-dire qui va au-delà de la façade institutionnelle, sans mettre au centre des préoccupations l’analyse des causes profondes, des racines socioéconomiques de cette crise.
Les racines socioéconomiques et politiques de la crise actuelle du régime
Pour comprendre la problématique actuelle, il semble nécessaire de partir des processus de différenciations sociales qui opèrent crescendo depuis le début des années 1980 avec la montée d’un groupe d’acteurs du capitalisme :les patrons du secteur privé, les entrepreneurs de l’ économie parallèle, les groupes d’entrepreneurs issus de la conversion des élites économiques du secteur d’Etat et des élites politiques/nomenklatura enrichie grâce à la transformation des rapports de propriété dans l’agriculture, aux privatisations des entreprises, aux cessions, ventes de biens publics, à la libéralisation du marché foncier et immobilier, les élites mondialisées, l’embourgeoisement de la bureaucratie politico-administrative et des élites militaires..
L’overclass qui a pris, à partir des années 1990, le relai des Réformateurs et qui va dicter, de manière discrétionnaire et exclusive désormais, les conditions d’entrée dans la politique et celles de son exercice, pilote dans l’ombre ces processus de restructurations libérales dont elle est, elle aussi, partie prenante. Elle n’est pas un acteur politique au dessus de la mêlée, incolore socialement et inodore idéologiquement. Elle organise et supervise les processus de domination des rapports sociaux par l’argent, d’abord à son profit, en veillant à ce que cela ne provoque pas d’implosion, par le quadrillage et le verrouillage du champ politique, l’étouffement/répression des mouvements sociaux et le musèlement de l’expression démocratique.
En mettant au service des forces de l’argent non seulement les moyens de coercition mais une opération intime qui agit au cœur de l’économie et transforme la réalité économique par des mutations. Grands gagnants de l’accaparement des rentes régaliennes, nomenklatura reconvertie aux affaires dans l’importation, patrons du secteur privé, petits entrepreneurs de l’économie souterraine grise ou noire et élites mondialisées forment ce tableau composite d’acteurs du capitalisme en attente du scénario politique à la mesure de leurs appétits et de leurs ambitions de pouvoir. Car, ces trente années de réformes libérales qui leur ont assurément donné des ailes ne leur permettent pas encore de voler trop haut, c’est-à-dire de monopoliser le pouvoir d’État
La mutation progressive de la nature sociale de l’Etat amorcée avec la venue de Chadli à sa tête semble donc rentrer dans la phase décisive d’asseoir l’hégémonie libérale sur l’économie et le pouvoir. A présent, le poids croissant dans les décisions économiques, sociales et politiques des cercles de riches sortis de l’ombre a atteint un seuil tel que ces forces veulent en finir avec cette contradiction entre l’existence économique et l’inexistence politique et sociologique.
La crise actuelle est l’expression de l’exacerbation des contradictions entre la phase avancée de recomposition de la base socioéconomique du régime et le retard qu’accuse le processus de murissement, bien évidemment décisif, de ses conditions politiques.
On ne peut ,en effet, comprendre le moment actuel de la crise du régime sans l’examiner en tant que résultante du processus de trois décennies de restructurations libérales et des bouleversements géopolitiques dans lesquels elles se sont inscrites, caractéristiques lourdes qui ont, non seulement imprimé la forme institutionnelle et politique du régime mais aussi et surtout modelé son contenu socio économique et affermi sa base sociale. En œuvrant intensivement à l’extension de la sphère du capital privé algérien et étranger et à l’ascension de forces sociales, certes encore composites, mais toutes mues par la logique d’intérêt uniformisante du capital, les politiques d’ouverture libérale engagées depuis le début des années 1980 ont engendré un processus de murissement des conditions socio-économiques d’une recomposition des bases sociales du régime en attente, à présent, du scénario de redéploiement politique correspondant. Quel sens prendra-t-il? Tout dépend, évidemment du rapport de force.
Un passage de gué contrôlé et coordonné pourrait garantir l’inscription des intérêts de toutes les couches possédantes dans l’ordre socio- politique et une redistribution du pouvoir qui assure leur libération de l’arbitraire de la subordination aux centres opaques de distribution de la rente et qui pourrait constituer la base d’une alliance politique majoritaire, incluant les nouvelles sources de pouvoir surgies des libéralisations, des privatisations et de l’économie grise et ou noire.
D’autre part, le capital multinational américain et européen n’est pas un spectateur passif et non concerné de ces recompositions « internes ».Entre la tentation du passage en force et celle d’attendre patiemment de cueillir un fruit muri et préparé depuis de longues années, l’heure du choix est-elle venue ?
Après une longue période de stop and go fructueuse, qui lui a permis d’asseoir sa main mise sur le marché national, des profits pétroliers garantis mais aussi l’influence et le poids politiques et idéologiques grandissants qui en résultent, le temps est-t-il venu pour le capital multinational, pris dans une crise structurelle sans issue visible, de précipiter la relève afin d’imposer une domination sans entraves sur la région et sur les richesses du pays ?
Enfin, de quel poids va peser le mouvement populaire?
L’état du mouvement populaire
Les nouvelles conditions socio-économiques opèrent comme des facteurs de dispersion, de diversion clanique et/ou identitaire et de démobilisation sociale. La vaste majorité des travailleurs est aujourd’hui plus que jamais dispersée dans l’économie urbaine informelle et la question sociale englobe à la fois l’emploi, les salaires, le logement, l’éducation, la santé, les transports, le respect de la dignité. Autrement dit, c’est la question du développement dans son ensemble qui se trouve ainsi posée.
Les inégalités sociales se sont creusées. La population la plus aisée a une dépense 7,4 fois supérieure à celle de la population la plus défavorisée. 50% de la population la moins aisée ne réalise que 28,7% de la dépense totale des ménages (source ONS)
Ce qui structure la réalité sociale, aujourd’hui, c’est la dynamique des inégalités croissantes qui séparent le haut et le bas des revenus, des inégalités de patrimoine, biens fonciers ou immobiliers, produits financiers, ressources en devises, des inégalités en termes de mobilité internationale et de statut citoyen y afférent, des inégalités de statut d’emploi, permanents, occasionnels, chômeurs. Livrés aux solutions d’attente sans lendemain, précaires et exclus sont, quant à eux, dans une logique de survie, pris entre le désir désespéré de révolte et de renverser de fond en comble la hiérarchie sociale et celui de la « harga »[2].
Victime du démantèlement du secteur public, de la précarisation de l’emploi, du chômage et de la dégradation du pouvoir d’achat et des conditions de vie et du climat de répression des libertés démocratiques et syndicales, la masse des travailleurs peine à marquer le territoire de ses revendications sociales et politiques propres, prise en étau entre l’arbitraire du régime qui lui refuse toute autonomie organisationnelle d’action, les sirènes de l’équité islamiste qui dévoient le sens et la nature progressistes de son combat et le brouillage de pistes politique systématique de la quasi-totalité des mouvements et partis politiques qui tendent à le vider de son sens politique anti libéral et à le diluer dans l’abstraction d’un vague « combat citoyen » .
Chez les jeunes, cible privilégiée de l’offensive idéologique du libéralisme, on diffuse, à la manière d’un conte de fées, l’image séduisante d’un capitalisme idéalisé où « mon statut social dépend de mon mérite intrinsèque, de mes compétences réelles et de mon effort ». L’ordre marchand capitaliste prétendument fondé sur le contrat leur est présenté comme une libération par rapport à l’arbitraire et à l’opacité de la soumission à la relation de co-obligés de l’État propriétaire de la « rente pétrolière ».
On encourage chez eux le culte de l’immédiateté des avantages, la faculté de « remettre en question » mais pour les empêcher de poser les vraies questions, celle ayant trait aux racines profondes de leur situation. Quel est le système social qui leur fauche l’horizon ? Quels sont les mécanismes politiques et socioéconomiques qui bloquent les transformations structurelles qui leur auraient ouvert de véritables perspectives ? Qui condamne leur pays au non développement, à l’impasse ? On flatte et on exacerbe leur désir de nouveauté radicale pour le canaliser au service des buts de pouvoir des forces de l’argent et de la chkara. Il s’agit de faire l’unanimité des jeunes autour de l’adhésion au libéralisme économique et de ses valeurs : liberté d’entreprendre, confiance, climat des affaires, tidjara halal, chriki, chaabi versus houkouma, etc.
Chez les filles tout particulièrement, l’expérience scolaire, y compris celle des réseaux sociaux d’internet a ouvert les horizons et élevé les attentes en matière d’émancipation individuelle, renforçant le désir légitime d’autonomie personnelle et de réalisation de soi en même temps que le divorce entre l’expérience individuelle et l’ordre social communautaro-dirigiste conservateur dominant. « Le Je veut s’émanciper du Nous ». Mais, alors que leurs légitimes aspirations à l’émancipation et au progrès n’ont trouvé par le passé et ne trouveront à l’avenir de véritable réalisation que dans une politique de développement national authentique, on s’efforce de les dévoyer pour booster l’idéologie libérale et le rejet de l’Etat développementiste.
Un battage médiatique systématique vise à propager dans toutes les tranches d’âge mais aussi dans toutes les catégories sociales le sentiment de l’urgence que ça ne peut plus continuer comme avant, cet avant n’étant pas le système du libéralisme destructeur qui nous a conduit à l’impasse actuelle, mais ce qui reste de potentiel de développement national autonome. Le modèle de référence en crise n’offre aucune issue véritable aux problèmes de la jeunesse mais son hégémonie idéologique est prégnante et sa contestation et sa remise en cause ne se systématisent pas, ne se généralisent pas, ne s’amplifient pas. Dépolitisé et fragmenté, le mouvement populaire peut-t-il envisager des luttes ” contre le système”, pour la démocratie, sans remettre en cause la politique qui a produit les trois décennies de dévastations économiques et sociales dont il a été la première victime alors même qu’il constitue toujours la cible programmée du round à venir des restructurations libérales ?
Étrange chemin de la démocratie, en effet, qui passe par la liquidation de centaines d’entreprises publiques, le licenciement de centaines de milliers de travailleurs, l’abandon de l’approvisionnement du marché national en biens de consommation aux lobbies de la rapine et de la prédation avec le soutien bienveillant et intéressé de nos “partenaires” occidentaux, la précarisation de larges couches de la population et surtout d’une majorité de la jeunesse, avec une population d’occupés formée aux trois-quarts d’occasionnels, des cohortes de diplômé(e)s du supérieur sans débouchés dignes de ce nom, le musèlement de l’expression des courants patriotiques et de progrès et l’étouffement des revendications des travailleurs.
Un changement de régime, comment et dans quel but ?
Un changement est nécessaire, oui mais comment et dans quels buts? Sur ce chapitre, on doit observer que la scène est dominée quasi exclusivement par les réflexions axées sur la refonte des formes institutionnelles et des structures du pouvoir. Avec en ligne de mire, l’émancipation de « l’autoritarisme rentier ». Ainsi, pour le courant mainstream, l’objectif qui doit exprimer le sens du changement de système est le régime du droit et de l’État de droit, avec des pouvoirs séparés et équilibrés et le respect des libertés individuelles et collectives. Poser, cependant, le problème du changement du régime politique dans cette optique restreinte, déconnectée de la question fondamentale du système social, laisse dans l’ombre, sinon évacue de son champ de préoccupation, le problème du soubassement socio-économique de la perspective proposée. Faire émerger un système juridique de quel paysage économique et social ? La question de la reconfiguration des structures institutionnelles et politiques du pouvoir ne saurait être envisagée en soi et pour soi, en laissant en suspens les interrogations relatives à ses déterminants structurels, à ses forces motrices, à son contenu socioéconomique, bref à ses enjeux essentiels.
En d’autres termes, un changement institutionnel et politique à quelles fins ?
— pour passer une vitesse supérieure dans la libéralisation économique et l’insertion dans la mondialisation libérale et financière, porteuses d’exclusion sociale, d’aggravation des inégalités sociales et territoriales, d’approfondissement de la dépendance et donc grosses de risques de dislocation du tissu social et d’effondrement de l’État national,
–pour instaurer la démocratie dans son volet libéral, droits de la propriété privée, des contrats, de la libre concurrence, et l’État de Droit qui garantit la propriété privée, en définitive une démocratie qui s’accommode de l’absence de droits économiques et sociaux comme du statut d’économie dépendante, de périphérie capitaliste subordonnée et dont le multipartisme relève de la nécessité fonctionnelle car il importe de fournir un exutoire aux tensions et frustrations engendrées inévitablement par la libéralisation économique, en un mot, une libéralisation politique offerte comme exutoire pour les victimes des nouvelles règles du jeu.
— ou en tant que levier de la démocratisation des rapports sociaux, de l’élargissement et de l’affermissement des pouvoirs de négociation des organisations syndicales et ceux de participation des organisations de jeunes, de femmes, etc où le processus de démocratie accompagne le développement économique et social et l’économie est un moyen au service d’une fin qui consiste à développer le pays et à construire une vie heureuse et digne pour son peuple. Soit finalement un changement au service du renforcement des bases populaires d’un projet de développement national souverain qui apporte progrès, bien-être et justice ?
Une problématique des formes institutionnelles et politiques du régime dissociée de l’analyse de sa nature sociale et de ses contradictions, ne peut que faire l’impasse sur ces enjeux. La crise actuelle nous confronte à un spectre large de questions à travers lequel se déploie la toile complexe des contradictions nées de la décomposition du projet de développement national sur fond d’héritage historique pauvre en expérience démocratique pluraliste réelle. L’Algérie, en effet, n’a jamais été une terre d’élections loyales et régulières. Ni de partis en compétition politique ouverte véritable, sauf pendant la période coloniale et lors des scrutins contestés de 1990 et de 1991. Tout comme la démocratie n’a jamais été une norme politique en Algérie
Le grand défi aujourd’hui est de construire une alternative qui vise à instaurer la démocratie, indissolublement, en tant que norme intangible de fonctionnement des institutions comme de la vie politique et d’une manière générale sociale et instrument des transformations progressistes du pays.
Source : Libre-Algérie