Histoire d’une infiltration de la DST dans le FLN. L’AFFAIRE MOURAD, racontée par Mohamed Harbi
L’affaire Mourad est un épisode de la lutte que livra la DST à la Fédération de France du Front de libération nationale. Elle commence en janvier 1959 quand un chef de wilâya de la Fédération de France - Mourad - passe au service de la DST, collabore avec elle jusqu’à la fin de la guerre et lui livre nombre de réseaux. Elle prend fin après le cessez-le-feu par le dévoilement des activités de Mourad, son jugement et son exécution fin juin 1962 en France.
Par Mohammed HARBI, 22 mars 2010
Dans la guerre qui a opposé le colonialisme français au nationalisme algérien, la manipulation et le renseignement ont joué un grand rôle. Certaines opérations, le contre-maquis de Kabylie (1956), le maquis Kobus (1957, 1958), [1] l’affaire Bellounis [2]
(mai 1957 - mai 1958) ont tourné à l’avantage de l’Armée de libération nationale (ALN). D’autres ont été occultées parce qu’elles mettent en cause une version héroïsée d’une histoire, inapte à intégrer le pluralisme des phénomènes historiques. C’est le cas de l’affaire « Mourad », [3]
évoquée dans le livre de Gilbert Meynier sur le Front de libération national (FLN), [4]dans les travaux de Neil Mac Master et Jim House sur les manifestations du 17 octobre 1961 [5] et aussi dans l’ouvrage de Jacques Charby sur l’action des réseaux de soutien au FLN, [6] mais toujours absente de l’historiographie du FLN.
Il s’agit d’une infiltration de la DST dans la Fédération de France. Son appellation lui vient du pseudonyme d’un permanent, Abdellah Younsi, retourné par la DST. À quelle date ? Interrogé à ce sujet, Younsi a varié dans ses dépositions.
Dans sa première déposition, il date sa coopération avec la police après juin 1961 alors qu’il était le chef de la région « Centre » à Lyon. Dans une déposition ultérieure, il la date de 1959, alors qu’il était chef de la région « Sud ».
Aucune de ces versions ne semble fiable. Selon le témoignage de son responsable Boucheffa Arezki (13 juillet 1958), en charge du FLN à Marseille, [7] il a été recruté au FLN comme cadre permanent à sa sortie de prison vers le mois de juillet 1958, après avoir purgé une peine de dix mois pour atteinte à la sécurité extérieure de l’État. A-t-il été l’objet d’une enquête de moralité préalable ? Rien dans le dossier d’accusation ne permet de répondre à cette question ou de connaître son passé avant son adhésion au FLN. Boucheffa souligne également qu’il fut le seul détenu à être remis en liberté alors que les prévenus, impliqués dans la même affaire que lui, n’ont pas eu la même chance et ont été condamnés à de lourdes peines ou envoyés dans des camps d’internement. De ces éléments d’information, on peut supposer qu’il a été retourné, soit au moment de son arrestation, soit après sa libération.
L’ascension d’une taupe
Désigné à la tête de la ‘Amala du « Sud » [8] en juillet 1958, Boucheffa a été arrêté en septembre de la même année en même temps que ses collaborateurs. C’est dans ces conditions qu’un an après sa cooptation comme permanent, Mourad accède à un poste élevé. Il succède à Daksi Mohamed-Tahar, arrêté sur dénonciation en même temps que son agent de liaison, le Dr Annette Roger. [9] Younsi devient alors le chef de la wilaya« Sud ». La police faisait le ménage en sa faveur. Il l’avoue lui-même dans sa dernière déposition (27 juin) :
Ils [les policiers] me firent remarquer, que depuis ma libération, j’ai pratiquement trouvé le chemin libre, pour accéder aux postes de responsabilité supérieur, et pourtant, ce n’était pas les occasions de m’arrêter qui leur ont manqué. Effectivement, c’était vrai, puis m’annoncèrent que tout cela était fait, pour me permettre de me placer à un échelon élevé, et qu’ils étaient décidés à me le faire accepter, et à les aider.
Le réseau marseillais du FLN est sous le contrôle de la DST.
Younsi place ses pions sur ordre, protège truands et indicateurs notoirement connus comme tels dans les milieux de l’immigration, portant ainsi préjudice à l’image du FLN. Point n’est besoin de recourir systématiquement à la torture pour obtenir des renseignements. À plusieurs reprises, la répression policière frappe, d’abord à Marseille (juin 1961), [10] puis à Lyon, où Mourad venait à peine d’être muté. De Lyon, on remonte les filières pour intervenir à Paris.
Après les manifestations du 17 octobre 1961, des opérations d’envergure menées les 4 et 9 novembre, déstabilisent l’organisation sans en venir à bout - arrestations de responsables financiers dont Abderrahmane Farès, futur chef de l’éxécutif provisoire, et des principaux dirigeants FLN en France, [11] saisie d’archives. Le succès de la DST n’empêche pas des failles dans sa gestion de l’infiltration. Au cours du premier trimestre 1962, la DST saisit dans l’organisation parisienne, dirigée par Mohand Akli Benyounès, la somme de 543 millions d’anciens francs. [12]
Les circonstances dans lesquelles se produirent les saisies et l’arrestation des agents de liaison français de M. A. Benyounès, Mlles DB et MP, attirent l’attention de la hiérarchie. Le responsable de l’organisation Amar Ladlani et ses adjoints à Paris constatent que les perquisitions interviennent dans des locaux connus de Younsi, et que, de surcroît, les fonds acheminés de Lyon sont toujours saisis à Paris, « mais jamais à Lyon, ou en cours de transfert pour Paris ».
Il n’en fallut pas plus pour soupçonner le responsable de la région « Centre », A. Younsi, d’être un informateur de la police. Les rumeurs sur sa moralité [13] et sur son train de vie, le contentieux avec ses responsables sur les sommes manquantes après les transferts de fonds sur Paris ne jouent pas en sa faveur. La libération, après le 19 mars 1962, de ses supérieurs et de ses subordonnés, offre la possibilité à la direction fédérale d’avoir les éléments indispensables à l’enquête, confiée à deux membres du comité fédéral, Amar Ladlani (Keddour) et Ali Haroun.
La chute de Younsi
Au lendemain du cessez-le-feu, A. Younsi continue à collaborer avec la DST qui lui assigne de nouvelles tâches. Pour les mener à bien, il demande sa mise en disponibilité le 14 mars et l’obtient. Prétextant des retrouvailles avec son épouse, il se rend en Tunisie pour « essayer, dit-il lors de son procès, de puiser le plus d’informations possibles sur l’orientation du FLN » et d’enquêter sur l’existence éventuelle de prisonniers français détenus par l’ALN. Younsi connaît la Tunisie. Il s’y est déjà rendu en 1960 en compagnie d’une délégation de la Fédération de France. Il y retourne donc dans la deuxième semaine d’avril, y séjourne jusqu’au 2 mai et prend de nombreux contacts, particulièrement avec Mohamed Benyahia, un des principaux négociants d’Évian, originaires comme lui de Djidjelli.
De retour de Tunisie, il est convoqué le 15 mai pour participer à un stage de formation. Il ne se doute pas qu’il est démasqué et qu’on l’attire dans un piège. Le 17 mai, Sadek Mohammedi, contrôleur de la wilaya 4 (Nord de la France), lui fait part d’un rendez-vous avec A. Ladlani et l’invite à le suivre. En montant dans la voiture où se trouvent déjà ses futurs geôliers, il a compris que son sort était scellé : que faire pour se tirer d’affaire ? Aviser la DST ? Il fait une tentative en ce sens et demande à Mohammedi de remettre les clés d’un appartement à un ami français et de l’aviser du « départ » de Mourad. [14] Ce subterfuge reste sans résultat.
Le 18 mai, Ladlani lui signifie les motifs de son arrestation. Le 19 mai, il fait une tentative de suicide avec l’espoir d’être transféré dans un hôpital. On le soigne sur place et, sans le violenter, on le somme de répondre par écrit aux questions qui lui sont posées. Au dossier d’accusation, figuraient vingt-trois témoins à charge, dont deux agents de liaison appartenant aux réseaux de soutien français. Après avoir louvoyé pendant plus d’un mois, Younsi cherche à gagner du temps en orientant les enquêteurs vers de fausses pistes, tente sans succès de s’évader [15] avant de passer aux aveux :
En règle générale, la police voulait savoir de moi, écrit-il dans sa déposition,
a. Les effectifs (nombre).
b. Les recettes.
c. Identités, logements et signalement des cadres.
d. Membres des réseaux de soutien.
e. Dépôts de fonds et imprimerie.
f. Tout ce que je pouvais savoir sur les autres.
g. Les dépôts d’armes et les responsables OS.
h. L’orientation générale de la politique du FLN.
Younsi confirme également l’accusation de détournement de fonds formulée contre lui [16] mais minimise le reproche qui lui est fait d’avoir suborné des épouses de détenus. Le 28 juin, la commission prononce son verdict. C’est la peine de mort. L’affaire était close, la DST perdait une taupe précieuse dont Mohand Akli Benyounès, coordonnateur de la Fédération de France, dira plus tard : « C’est un diable, il aurait pu devenir ministre s’il avait vécu » (entretien du lundi 24 avril 2006).
Le dossier de l’affaire Mourad est édifiant à bien des égards. Sans prétendre donner ici une définition exhaustive du FLN dans l’immigration en France, l’on peut se limiter à quelques appréciations.
Premièrement : tout en prolongeant le caractère « interclassiste » du nationalisme populaire, le FLN en accentue le côté communautaire. Il se présente moins comme un mouvement politique que comme un mouvement communautaire englobant l’ensemble des émigrés. Le milieu algérien possède tous les traits d’un système distinct, tout à fait à part, de la société française. En le militarisant sous sa direction, ce qui implique le recours à la coercition, le FLN assure son auto-perpétuation malgré la brutalité de la répression. Alors qu’en France maints observateurs voient, dans l’infléchissement du nationalisme dans une direction volontariste et autoritaire un avant-goût de développement sinistre, le noyau fondateur du FLN y voit une adaptation réaliste aux conditions sociales et politiques de l’Algérie, une réaction à l’éparpillement des forces et un manque de cohésion de la société. Cette vision est à la fois une force et une source de déboires. Constitué au départ de militants formés à l’école du Parti du Peuple algérien, le FLN doit élargir et diversifier ses élites pour remplacer les responsables arrêtés. Les critères de sélection étant ceux de la commission dénuée de critique, l’appareil fait parvenir au sommet des exécutants obéissants et autoritaires. Dans la mesure où le critère de la conviction politique n’intervient plus, l’accès aux positions de pouvoir et aux bénéfices qui lui sont joints est ouvert à tous les aventuriers et à toutes les manipulations. L’affaire Mourad en est l’illustration parfaite.
Deuxièmement : dans l’affaire Mourad, la vigilance de la direction n’était pas au rendez-vous. Les informations qui lui ont été transmises par l’organisation des prisons n’ont été prises en considération qu’après la catastrophe. En 1958 déjà, la police avait essayé de suborner un dirigeant de l’Amicale générale des Travailleurs algériens, Safi Boudissa. Celui-ci a alerté la direction fédérale qui l’a évacué aussitôt sur la Tunisie, mais en faisant peser à tort sur lui le soupçon d’avoir coopéré avec la police. Selon Rabah Bouaziz, [17] c’est cette précipitation dans l’examen du cas Boudissa qui explique peut-être, un peu, la lenteur des réactions à l’égard de « Mourad » malgré les avertissements répétés des militants. Une lenteur ravageuse par ses conséquences.
Lire les annexes de la communication de Mohamed Harbi sur le site de Sadek Hadjeres
NOTES
[1] Maurice Faivre « L’affaire K comme Kabylie » (1956), p. 7-67 ; Jacques Valette, « Le maquis “Kobus”, une manipulation ratée durant la guerre d’Algérie (1957-1958) », p. 70-88, Guerres mondiales et conflits. Renseignement et manipulation dans les guerres contemporaines, Revue trimestrielle d’histoire, vol. 205, Paris : PUF, 2002.
[2] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN (1954-1962). Paris : Fayard, 2002, p. 449, 456-458 et 689.
[3] Cette communication est fondée sur le dossier de l’« affaire Mourad » établi par la Fédération de France du Front de libération nationale (documents photocopiés conservés dans les archives personnelles de Mohammed Harbi).
Younsi Abdallah, dit « Mourad », a utilisé plusieurs pseudonymes : Charles, Fabien, etc. Au dossier, à l’origine de sa mise en accusation comme agent de la DST, manque le rapport de A. Ladlani. La reproduction des textes figurant en annexe respecte l’orthographe originelle.
[4] G. Meynier, Histoire intérieure du FLN (1954-1962), op. cit., p. 535
[5] Neil Mac Master et Jim House, « La Fédération de France du FLN et l’organisation de la manifestation du 17 octobre 1961 », Vingtième siècle, juillet-septembre 2004, p. 145-160 ; id., Paris 1961. Algerians, State Terror and Memory. Oxford : Oxford University Press, 2006.
[6] Jacques Charby, Les porteurs d’espoir. Paris : La Découverte, 2004, p. 66 et 68-73.
[7] Rapport de Boucheffa Arezki, 13 juin 1962.
[8] La structure de l’organisation se présente ainsi : Wilaya, ‘Amala ou super-zone, région, secteur, ksama, section, groupe, cellule. Voir Ali Haroun, La 7e wilaya. La guerre du FLN en France 1945-1962. Paris : Seuil, 1986, p. 54-55.
[9] Née en 1923, Annette Beaumanoir, épouse Roger, s’engage très tôt dans la Résistance contre le nazisme. Après la guerre, elle se consacre à la recherche en neuropsychiatrie. Arrêtée en 1959 et mise en liberté provisoire pour raisons de santé, elle quitte la France pour la Tunisie. Au cessez-le-feu, elle se rend en Algérie et devient membre du cabinet du ministre de la Santé. Expulsée lors du coup d’État du 19 juin 1965 vers la Suisse, elle y exercera sa profession de neuropsychiatre jusqu’à sa retraite.
[10] Parmi les prévenus figure Robert Bonnaud qui rappelé en 1956 à l’armée, publie en avril 1957 dans Esprit un article qui eut une grande audience, « La paix des Nementchas ».
[11] Citons notamment Khouadjia Youssef dit « Haddad Mohamed », dit « Hamada » et Mohamed Zouaoui tous deux coordinateurs du FLN en France.
[12] Chiffre donné par A. Ladlani dans un rapport sur les arrestations et les saisies de fonds. À signaler que les sommes saisies ont été restituées à l’Algérie après les accords d’Évian.
[13] Voir annexes 1 et 2.
[14] Voir annexe 3.
[15] Voir annexe 4
[16] Voir annexe 5.
[17] Responsable de la branche militaire du FLN en France (OS) et membre de la direction.
[18] W-CSD : responsable des comités de soutien des détenus au niveau de la wilaya.
[19] Comité de soutien aux détenus.
[20] Responsable de la coordination de la 2e wilaya.
[21] Kaddour, pseudonyme d’Amar Ladlani, connu aussi sous le nom de Pedro.
[22] Ali Haroun
Source :
http://colloque-algerie.ens-lsh.fr/communication.php3?id_article=230