Mises en garde avant la dissolution du PAGS
"Ce qu’on risque de frapper ainsi gravement, ce n’est pas seulement un parti. C’est un courant historique national, authentique et profond malgré toutes ses faiblesses. C’est l’un des constituants de l’espérance démocratique, une force à vocation de rassemblement et de dialogue, qu’on a depuis longtemps cherché en vain à domestiquer ou à dévoyer. Ce courant historique, le moment était venu, (peut-être n’est- il pas encore trop tard), de lui assurer les objectifs et les chemins nouveaux de son avance sans trahir et dénaturer l’humanisme dont il se réclamait et qui a été en tout cas l’une des motivations les plus fortes de la majorité de ses adhérents. L’importance de l’enjeu me dégage de l’obligation de réserve publique que je m’étais imposée depuis deux ans à tort ou à raison, sachant les inconvénients et l’inconfort d’une telle situation. J’espérais, à tort, que les dépassements auraient une limite, jusqu’à ce que les évènements et une poussée démocratique inévitable à plus long terme imposent un climat fructueux de discussions et d’écoute débouchant sur les clarifications souhaitables". Sadek Hadjerès
Mis en ligne sur notre blog, le 8 février 2012
FAIRE VIVRE LA DÉMOCRATIE AU CŒUR DE LA MODERNITÉ
Le PAGS traverse une crise grave. Celle-ci concerne d’abord ses militants, mais elle reflète aussi et concerne tout ce qui se passe dans notre société et dans la mouvance progressiste algérienne.
Il ne s’agit pas seulement de méthodes, de problèmes internes liés aux règles statutaires de fonctionnement d’un parti. A ce sujet, des arguments valables ont été avancés dans la motion signée par un grand nombre de membres du Comité central, en protestation contre la décision, annoncée par le coordinateur du BP, de convoquer un congrès extraordinaire qui porterait à son ordre du jour la dissolution du PAGS.
Il est compréhensible qu’une telle méthode, qui vise à banaliser et faire passer à la sauvette une décision d’une aussi grande importance, jette un doute sérieux sur les intentions du BP actuel et sur la crédibilité même du projet de parti et de société qu’il voudrait mettre en œuvre.
C’est bien d’un problème de fond qu’il s’agit et non de simple procédure.
Au moment où on parle beaucoup de rupture avec des méthodes dépassées et dont notre peuple a assez souffert, ce qui est en cause en effet c’est : quelles mœurs politiques cherche-t-on à instaurer ? Veut-on ou non contribuer à édifier par nos orientations et nos actes cette culture démocratique qu’on souhaite à juste titre opposer à toutes les formes d’intolérance et d’intégrisme ?
Toutes les composantes du mouvement patriotique et progressiste sont aujourd’hui confrontées à ce problème pour surmonter et dépasser les faiblesses et les déformations qui ont entravé leurs activités et leur ancrage dans la société.
En cette période de crise, la question se pose concrètement ainsi : sur quoi s’appuyer pour favoriser entre tous les Algériens de bonne volonté ce minimum d’unité d’action qui est vital, pour faire sortir le pays de la situation tragique où il risque de s’enfoncer ?
Assurément pas sur les conceptions et le style de pensée unique bureaucratiquement imposée, ni sur les exclusives, les chasses aux sorcières et autres procédés de même nature. Le PAGS, à sa naissance et tout au long de sa vie clandestine, n’a cessé de lutter - d’une façon constructive au nom même des intérêts de l’édification nationale - contre cette conception et ce style mis en œuvre entre autres par le parti unique officiel.
Ces méthodes sont aussi parmi d’autres, l’une des raisons qui ont contribué à briser, même si c’est momentané à l’échelle de l’histoire, les espérances immenses qui s’étaient levées dans les pays de l’Est.
On peut le dire sans hésitation. Ce problème est au cœur de l’évolution du mouvement social contemporain, dans des formes spécifiques appropriées aux niveaux de développement et aux particularités des différents pays. Il est au cœur de la recomposition des forces acquises au progrès social et démocratique. Cette recomposition sera à mon avis une œuvre de longue haleine, liée à des luttes complexes qui restent nécessaires pour la survie économique (pour ne pas dire physique) et pour le consensus politique et les ouvertures idéologico-culturelles indispensables à l’édification à notre époque.
Cette recomposition n’exige sans doute pas la fin des partis. Ceux qui la réclament aujourd’hui ne font qu’œuvrer à la constitution d’autres partis, encore plus fermés sur leur propre projet, quelle que soient leur dénomination ou leur façade.
Mais cette recomposition rendra souhaitable une conception renouvelée, évolutive, du rôle et du fonctionnement des organisations à caractère politique.
Cela veut dire que dès aujourd’hui l’action politique rénovée devrait mieux se conjuguer avec l’activité de masse associative, fondée sur l’initiative des différentes catégories de la population, fondée aussi sur une fructueuse confrontation entre les efforts d’élaboration théorique et les enseignements de l’expérience. Cette recomposition demandera surtout de faire reculer différentes formes d’hégémonisme, qu’elles soient de nature partisane, idéologique, étatique ou sociétale.
Si on se réfère aux tâches les plus actuelles, un tel effort aiderait notre pays, son peuple, ses institutions, à dépasser les faux clivages et les procès d’intention.
Nous sommes bel et bien tombés dans ces derniers à partir du moment où on a tout à la fois isolé et opposé de plus en plus, dans un enchaînement devenu incontrôlé, deux facteurs qui pourtant, si on se place dans une approche et une perspective démocratiques, ont vocation de s’épauler et de se compléter.
On a voulu opposer, (comme s’ils étaient exclusifs l’un de l’autre ou qu’ils ne pouvaient exister qu’en subordination totale de l’un à l’autre), d’un côté le droit de tout Etat démocratique à protéger la sécurité et la liberté des citoyens par les moyens constitutionnels de l’appareil d’Etat et d’un autre côté l’action politico-sociale et culturelle irremplaçable des citoyens.
Il ne peut y avoir de solutions durables sans un Etat doué d’une réelle autorité et se donnant les moyens de son action. De la même façon, il ne saurait y avoir, pour n’importe quel problème, de solutions durables si elles sont seulement imposées par le haut, y compris lorsqu’elles sont dictées par les meilleures intentions du monde, si elles ne sont pas relayées par un consensus politique suffisant, émanant de la société et de la nation.
C’est ce besoin démocratique qui fonde le rôle des organisations à caractère politique, dans la pluralité idéologique incontournable du monde actuel. Et c’est pourquoi l’action et les instruments autonomes à caractère politique ne peuvent être remplacés par les seules mesures ou organismes à caractère administratif.
C’est pourquoi aussi les partis qui se veulent tournés vers l’avenir sont voués à l’échec s’ils ne sont pas convaincus d’une chose : le nouveau et la modernité, les ruptures indispensables avec ce qui est périmé et freine les évolutions souhaitables, il ne suffit pas d’en proclamer la nécessité, encore moins de prétendre les réaliser avec des pratiques issues en droite ligne des vieilleries de l’arsenal hégémoniste. C’est toute la différence entre une rupture au sens dialectique créateur et ces cassures désastreuses au nom des "tables-rases" de l’histoire.
Ce n’est pas par incapacité congénitale ni par manque de volonté de répondre aux exigences de notre temps que le PAGS est entré en crise.
C’est parce que pour différentes raisons, l’exécutif de ce parti n’a pas accordé aux implications réelles de ces exigences l’attention suffisante ou même qu’il leur a tourné franchement le dos.
Le consensus dégagé par le Congrès du parti (Décembre 1990) aurait pourtant dû encourager cet exécutif, en s’appuyant sur le premier comité central enfin élu après la clandestinité, à faire épanouir la richesse dont ce CC était porteur, par des échanges correspondant à la complexité de la situation.
Les délégués au Congrès, dans leur immense majorité, avaient adopté ce consensus avec une sagesse qui n’excluait pas l’esprit critique et la vigilance. Ils avaient espéré, non sans quelque raison, que ce consensus contribuerait en cette phase d’interrogations à sauvegarder les potentialités du parti et du mouvement social et démocratique à un moment crucial dans la vie du pays. Les résultats du Congrès, malgré tout ce qu’on pourrait en dire, avaient nourri bien des espoirs, à partir d’une recommandation simple et forte à la fois : agir unis et continuer en même temps à débattre.
C’était possible et raisonnable. Le Congrès en avait fourni les orientations de base. Agir unis demeurait possible autour de la plate-forme d’action concrète que le Congrès avait adoptée à la quasi unanimité. Cela aurait créé le meilleur climat pour alimenter le débat et inversement. Besoin d’autant plus grand que le débat autour des orientations stratégiques avait alors été reconnu par tous comme notoirement insuffisant, voire à peine amorcé dans la plupart des instances du parti.
En un mot, il restait à faire confiance à l’esprit de responsabilité grandissant des militants face aux enseignements de l’histoire passée, des mutations présentes et de leur expérience quotidienne. Il suffisait que soit respecté en chaque militant ce qui était à la base de son engagement social et démocratique et avait fait la force du PAGS dans les années difficiles de la clandestinité.
Malheureusement, l’interaction bénéfique entre mobilisation dans l’action et élévation de la cohésion politico-idéologique, fortement exigée par la complexité des événements, sera artificiellement contrecarrée et brutalement cassée par les étroitesses.
De nombreuses orientations du programme d’action ont été abandonnées ou même condamnées par le nouvel appareil exécutif sans explication convaincante pour les militants. Quand les directives n’emportaient pas la conviction de ces derniers, il leur était répondu : "Appliquez d’abord, vous discuterez ensuite" Langage nouveau envers des militants dont l’esprit de discipline collective n’avait pu se forger malgré les contraintes et les conditions opaques de la clandestinité que dans la mesure où ils ressentaient un climat de confiance et de respect envers leur engagement volontaire.
Chaque opinion ou nuance exprimée devenait rapidement "tachouich" et travail fractionnel passible de chasse aux sorcières. Devant les craintes exprimées sur les dangers d’effritement à cause de ces méthodes, il était répondu avec assurance : "Les départs ne feront que renforcer le parti"
Les tenants de ces méthodes se sont d’abord prévalus de la nécessité d’un exécutif "homogène" face aux dangers courus par l’Algérie. On a vu ce qu’est devenue cette homogénéité, puisque cet organisme restreint qui s’était défini et voulu ainsi (homogène) au départ, s’est ensuite cassé successivement de son intérieur mais suite à des manipulations extérieures au parti en trois morceaux au moins. Il est rapidement apparu que cet argument (de l’homogénéité) n’était que prétexte et moyen de se rendre indépendant de la pression sociale et mener une politique d’appareil. Il fallait pour cela effacer le rôle dirigeant du comité central, transformé malgré les statuts en chambre d’enregistrement, et dans ce but, pratiquer l’autoritarisme au nom d’une soi-disant efficacité, en ignorant les signaux d’incompréhension et de réprobation parvenant de plus en plus nombreux de la base militante et de la société.
Ce style était voulu et exacerbé, dans un moment de tension politique nationale sur-dramatisée, pour braquer l’opinion vers une seule issue (de la crise nationale, une issue administrative, autoritaire, imposée par le haut) alors que le potentiel de mobilisation politique démocratique était présent aussi bien dans le pays que dans le parti.
Ce style eut pour principal résultat de décourager et éloigner chaque fois par centaines des militants et responsables qui avaient donné les preuves de leur combattivité, de leur abnégation et de leur désintéressement au moment des choix les plus difficiles. Simplement, ils étaient désespérés de ne pouvoir, alors que la situation le permettait largement, donner honnêtement leur avis avant de s’engager face aux dangers que le pays allait vivre.
Des dizaines de milliers de travailleurs, de paysans, de jeunes étudiants et chômeurs, de femmes, de cadres, d’intellectuels, de journalistes, de militants syndicaux, habitués à faire confiance a priori au PAGS, ont vu avec amertume la direction de ce parti s’éloigner de leurs préoccupations brûlantes au nom de considérations à la fois très abstraites et fortement politiciennes.
Dans le même temps et de ce fait même, cette direction s’enfermait dans des querelles et divisions internes stériles, liées à des spéculations et enjeux de pouvoir au niveau des sphères dirigeantes du pays. Elle négligeait jusqu’à le rejeter un élément d’analyse majeur, l’état d’esprit des différentes couches de citoyens, leur perception fondée ou fausse de leurs propres intérêts, tout cela sous prétexte d’éviter le populisme.
Pourtant le PAGS durant toute sa longue histoire, s’était honoré dans cette tache difficile de faire reculer les approches populistes. Il l’avait fait en liant la défense des intérêts des citoyens, travailleurs manuels et intellectuels, avec celle des intérêts de l’économie nationale et de l’édification. C’était même devenu l’un des traits principaux de son identité politique, et lui valait les reproches contradictoires des différents pôles de l’éventail politique.
Mais la nouvelle mouture de l’approche antipopuliste, proposée au nom de la modernité contre l’archaïsme, a consisté à remettre à l’honneur les vieux refrains de la propagande capitaliste, tandis que leurs auteurs, pour des raisons politiciennes, s’acharnaient contre les réformateurs authentiques qui dans le gouvernement Hamrouche bousculaient les intérêts de clans enracinés dans le système.
Ainsi des secteurs entiers des grands complexes industriels, de la paysannerie et des quartiers populaires ont été livrés sans défense aux menées réactionnaires et obscurantistes, au nom d’une glorification unilatérale des lois objectives du marché capitaliste. Cet abandon venait assez souvent de ceux-là même qui à partir du milieu des années 80 avaient montré le plus de rigidité dans leur vision de l’option socialiste et dans le rejet mécanique de toute réforme économique.
Certains sont ainsi passés, pour différentes raisons, d’un dogme à un autre. Ces positions sectaires ont contribué, au delà même des rangs du PAGS, à accentuer la dispersion et en définitive le ballotement et la dérive de diverses formations et courants démocratiques, alors que la mémorable manifestation du 10 Mai 1990 amorçait de sérieuses perspectives d’action unie pour peu que progresse l’esprit d’ouverture.
Des potentialités réelles ont été ainsi gâchées depuis deux ans par l’escalade des pratiques étroites qui ont entravé l’émergence dans la société civile de noyaux de résistance démocratique, s’exprimant dans des formes qui leur soient propres, à partir de leurs intérêts, de leurs préoccupations, de leurs représentations et de leur niveau de conscience civique.
Mais au lieu de mettre le doigt sur les causes réelles de ce recul de la scène politique pour mieux le surmonter, on invoque de prétendues tares originelles du mouvement social qu’on culpabilise pour justifier et mettre en œuvre un plan de liquidation d’une des réalisations les plus importantes du mouvement social et démocratique.
Ce qu’on risque de frapper ainsi gravement, ce n’est pas seulement un parti. C’est un courant historique national, authentique et profond malgré toutes ses faiblesses. C’est l’un des constituants de l’espérance démocratique, une force à vocation de rassemblement et de dialogue, qu’on a depuis longtemps cherché en vain à domestiquer ou à dévoyer.
Ce courant historique, le moment était venu, (peut-être n’est- il pas encore trop tard), de lui assurer les objectifs et les chemins nouveaux de son avance sans trahir et dénaturer l’humanisme dont il se réclamait et qui a été en tout cas l’une des motivations les plus fortes de la majorité de ses adhérents.
L’importance de l’enjeu me dégage de l’obligation de réserve publique que je m’étais imposée depuis deux ans à tort ou à raison, sachant les inconvénients et l’inconfort d’une telle situation.
J’espérais, à tort, que les dépassements auraient une limite, jusqu’à ce que les évènements et une poussée démocratique inévitable à plus long terme imposent un climat fructueux de discussions et d’écoute débouchant sur les clarifications souhaitables.
C’est la raison pour laquelle j’ai appuyé la motion qui m’a été adressée par plusieurs membres du CC ayant différentes opinions sur l’avenir, en raison de son caractère ouvert aux débats.
J’apporterai le même soutien moral et politique à toute autre initiative - quelles que soient les opinions de leurs auteurs sur différentes questions de fond - pourvu qu’elles témoignent d’une réelle volonté de rapprocher les points de vue qui peuvent l’être à travers des actions unies et des débats objectifs, sereins, concrets.
Ma prise de position aujourd’hui ne changera rien par ailleurs à ma décision prise déjà avant le Congrès, de me décharger de toute responsabilité opérationnelle.
J’étais et reste convaincu que le devoir d’un dirigeant est d’encourager la promotion des jeunes malgré les risques de l’inexpérience qu’il faut relativiser.
La meilleure contribution que je peux y apporter après un demi-siècle d’activisme militant ininterrompu est de consacrer le maximum de temps à une tâche que je considère primordiale : décanter et confronter nos multiples expériences à la lumière des recherches théoriques liées aux mutations en cours dans le monde.
Placé hors des affrontements de clans et des intrigues d’appareils, cette gangrène de la vie politique, je m’exprimerai avec le souci, partagé certainement par le plus grand nombre, de contribuer à la recomposition des larges forces qui se prononcent dans les actes pour le progrès social et démocratique.
La modernité ne doit pas être un rêve inaccessible ou se transformer en un de ces tragiques cauchemars faits de consumérisme et d’exclusion, que vivent sous des formes différentes les pays développés d’Occident ou les pays laissés pour compte d’Afrique.
Pour cela, il faut entre autres que l’action et la vie politiques insufflent au cœur de la modernité l’élan et la substance démocratiques.
Cet élan et ce contenu ne seront pas pures inventions intellectuelles ou spéculations idéologiques. Ils correspondront au niveau de développement matériel et culturel de notre peuple, à ses besoins et aspirations légitimes et pressants. Ils ne pourront surgir que du mouvement de notre société, en interaction avec les enjeux de pouvoir et les évolutions à l’échelle mondiale. Ils doivent à la fois préserver la richesse des expériences passées et s’enrichir des potentialités à venir.
La grande difficulté à réaliser cette tâche mérite qu’on s’y attèle ensemble en renonçant, en cas de divergences surmontables par le débat et l’expérience, à la néfaste mentalité des exclusives collectives et individuelles, aux tristes mentalités de "pousse-toi de là que je m’y mette » ou "je ne participerai que si tu t’écartes".
L’entreprise est si vaste qu’il y a place pour toutes les énergies et sensibilités patriotiques qui ont à cœur la paix civile et l’esprit de coopération dans le respect de la sécurité et des opinions légitimes des citoyens. Sans cela, notre pays ne sera ni édifié ni vivable.
Qu'est-il arrivé au PAGS
Interview de Saoudi Abdelaziz, parue dans le quotidien L’Opinion n°187,
18 janvier 1993.
A.Saoudi : C’est la rencontre de nombreux facteurs et c’est un débat qui reste à engager, ensemble. Tous ceux qui ont plus donné que reçu ont le droit de se poser cette question. Moi, j’ai des pistes. Le poids de la clandestinité où il arrive souvent que les cadres aient une autonomie de décision qui est assez grande. Cela entraîne l’esprit de clan : « J’ai mon secteur, mon appareil » et le fonctionnement du parti devient un rapport de forces entre responsables. Dans une situation de légalité, le brassage est plus grand et il y a eu décalage entre le brassage opéré (la composante multiple du Pags) et les formes d’organisation qui l’ont bloqué. Les militants ne se connaissaient pas de secteur à secteur. Les cadres n’étaient pas connus. Les conflits étaient contenus, limités à certaines sphères. Des discussions sur tel ou tel aspect étaient volontairement mises de côté, parce que, en clandestinité, un des aspects de ta propre protection est ta capacité à prendre des initiatives au moment voulu. Le Pags a aussi payé le fait qu’il était, pendant longtemps, le seul parti. Dans un sens, il est devenu un « parti attrape-mouches ». Je ne dis pas cela de manière péjorative, mais des gens, qui avaient des choses à exprimer ou à faire avancer, disaient : « Je vais le faire avec eux ».
Nous avons payé le prix de l’influence positive que nous avons exercé sur l’animation des luttes, sur la société. Et il y a eu des manipulations du pouvoir. Dans le paysage politique algérien, depuis fort long temps, même si cela s’est multiplié de manière exponentielle au début des années 80, la manipulation est devenue un trait dominant. Mais, on ne manipule, au fond, que ce qui est manipulable. La manipulation indique une prise possible. Et c’est en cela qu’il y a un deuxième aspect, probablement lié à l’histoire interne du Pags … Il y a encore eu la sortie de clandestinité, donc une identité à affirmer, un label à défendre et c’est alors qu’intervient le séisme de 1989, la chute des pays de l’Est. Les simples citoyens ne te prennent plus au sérieux. La crise du libéralisme n’était pas encore évidente. Et puis, il faut du temps pour se rendre compte que les communistes algériens existent, qu’en gros ce sont de braves gens, qu’ils se sont trompés d’appréciation car ce qui se faisait dans les pays de l’est n’avait rien à voir avec le communisme.
Pourquoi se sont ils trompés ?
A.S. : L’analyse des pays socialistes n’a pas été faite à temps. C’est vrai : Bachir Hadj Ali a écrit un poème au moment de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, mais le parti n’était pas d’accord. Non pas qu’il approuvait ce qui se passait là-bas, mais il n’osait pas franchir le pas. Nous n’avons jamais osé le franchir. Cela n’était pas seulement une attitude idéologique. Par beaucoup d’aspect, c’était en relation avec l’intérêt de l’Algérie. A cette époque, nous n’avions que les Russes pour manœuvrer vis-à-vis des autres. Prosaïquement, on se disait qu’il fallait jouer la contradiction Est-Ouest.
Il y a dans le Pags une discussion sur les réformes introduites par Gorbatchev, mais elle était restée marquée par l’idée que l’URSS était un modèle. Nous ne sommes pas parvenus à faire le bond psychologique pour dire : j’analyse une réalité précise, en marxiste. Sans œillères, sans l’idée qu’il faut préserver le modèle, ou que sinon l’ennemi de classe va en profiter, etc. Cette démarche existait dans le parti, mais, dans son ensemble, il n’était pas préparé et s’est retrouvé désemparé, désarmé …
Je voudrais revenir sur les manipulations …
Je n’aime pas cette approche. Elle est devenue dominante. Les manipulations existent, partout d’ailleurs, mais en tant que concepts, manipulation et instrumentalisation fonctionnent aussi comme écran. Pour empêcher toute investigation du réel, puisqu’on croit, ainsi, le résumer. Les êtres sont déterminés, les situations évoluent en fonction d’un certain nombre de facteurs très complexes. Il y a la manipulation, mais aussi le fait qu’on a encouragé certains désirs individuels. IL y a eu une conception de réussite, de présence sociale qui est en contradiction absolue avec l’esprit clandestin et militant : s’effacer devant quelque chose de plus grand que soi. Il est clair que c’est le climat dominant de « césarisme » qui a introduit la putréfaction de la vie politique. La réussite facile, se mettre en avant, briller, faire du fric …, le Pags évolue dans une ambiance générale.
Je crois qu’à un moment donné, le parti, globalement, a abandonné, dans un sens systématique, le champ des luttes sociales. Pour cela, il y a eu la rencontre entre un certain nombre de gens et la montée du libéralisme à l’échelle mondiale, au début des années 80. Le développement du libéralisme en Algérie a été un élément de clivage, de reclassement dans toute la société algérienne. On peut concevoir que les gens se recyclent, ce n’est pas un problème si c’est clairement assumé. Et cela n’a pas été le cas.
Comme dans tous les partis, il y a une lutte pour le pouvoir. Et El-Hachemi Chérif, coordinateur du Pags, c’est un mécanisme d’une ligne ancienne, d’une tendance néolibérale d’abandon du marxisme, des catégories et aspirations communistes. La première étape a été de déstabiliser Hadjerès. J’allais dire qu’on a utilisé les divergences entre les communistes. Mais je n’irai pas jusque-là, car, pour moi, tout cela ne reproduit pas l’éventail du paysage communiste. Il y a eu captation de l’héritage communiste combiné à un anticommunisme organique. Et c’est à mettre en rapport avec le « chadlisme » et les interférences au débat interne des communistes. Actuellement, nous sommes à une phase nécessaire historiquement. Une phase utile de différenciation, d’approfondissement des choses, contrecarrée aujourd’hui dans et autour du Pags, par « la guerre des chefs ». Une affaire de boutique, de boutiquiers, qui fait qu’à la limite, les communistes qui suivent tel dirigeant ou tel autre devraient pouvoir discuter entre eux. D’ailleurs, la grande masse a réagi à l’annonce de la dissolution du parti, mais la grande masse est en dehors du Pags … L’Opa qui a été montée contre le Pags est en voie de finition…
Au début des années 80, les services sont intervenus à travers des rapports sur le cours du fonctionnement interne du Pags. Vers 1980, un « rapport » de la sécurité militaire, signé « Francis » prétendait mettre à nu le fonctionnement du Pags. Au secrétariat, nous avions le rapport sous les yeux et j’ai dit à Sadek Hadjerès : « Sadek, ils en savent beaucoup plus sur l’organisation ». Ils avaient modulé l’information pour l’orienter de manière particulière. C’est leur métier de sortir des documents fabriqués, à partir de ce qu’ils savent et de ce qui les intéresse de mettre.
C’est la part de manipulation évoquée tout à l’heure. Mais quelle prise a-t-elle trouvé dans le bureau politique du Pags ?
« Francis » était membre du Bureau politique et du secrétariat du comité central. C’est plus facile pour savoir ce qui se passe de l’intérieur !
Au moment du tournant, entre Boumediene et Chadli, il y a eu une opération pour mettre le Pags sur la touche, pour le neutraliser tous azimuts, y compris en mettant des gars ministres, y compris en visant certains cadres qu’on a rendu fous par des filatures intensives et des agressions. Pour le pays, tout cela a été une grave erreur. La direction du Pags en avait fait une, sérieuse, d’appréciation, en estimant que le successeur de Boumediène devait être M. S. Yahyaoui ! C’était là un des pics de la perversion de la ligne du parti, de sa stratégie, et qui consistait à nous identifier profondément aux luttes d’appareil. Nous avons été tirés vers cela et nous n’avons pas su métriser cette situation…
Bien sûr, il y a eu aussi une capillarité extraordinaire avec ceux que nous appelions, à juste titre, les « démocrates révolutionnaires » dans l’armée, l’économie, les institutions … Elle était voulue, au fond, de part la dimension nationale de la stratégie des communistes, mais elle a fonctionné de telle manière que tout le monde a perdu dans l’affaire.
Les uns ont phagocyté les autres ?
Oui. Une des caractéristiques des communistes algériens, je ne sais si c’est une qualité ou un défaut, c’est qu’ils prennent le temps de réfléchir. Et ils ont tardé à s’autonomiser, à l’échelle individuelle, comme à l’échelle collective. Je crois aussi qu’il y a un reflexe, lié profondément à un des paramètres de l’identité du Pags : c’est l’identification du rôle communiste comme une force de cohésion nationale. Ce « il faut que les Algériens fassent des choses ensemble » est vraiment intériorisé. Je pense qu’une des erreurs commises c’est, au début des années 80, de ne pas avoir compris qu’il y a eu un virage d’une profondeur qui dépasse ce qu’on a appelé « le virage à droite ». C’est un virage dans la manière d’être et le type d’exigence des gens. Il fallait à ce moment là adopter la ligne offensive pour le multipartisme. Il y a eu un échec historique du concept de Front. Il fallait en sortir et c’était en filigrane dans les résolutions du Pags de 1976.
Déjà, lors du premier congrès de la légalité, en 1990, il y avait des interrogations : le Pags doit-il rester un parti d’avant-garde, doit-il devenir un mouvement de gauche plus large ? Bref, estimes-tu qu’en tant que tel, le Pags a fait son temps ?
Sur ce point les expériences sont multiples et intéressantes. Ce qui semble s’en dégager c’est que quelque soit le redéploiement des forces alternatives dans différents pays, il faut que les communistes gardent leur identité. Les Italiens n’ont pas voulu le faire, ils ont donc eu un parti de gauche, puis les communistes, tout en ayant cette vue d’un large mouvement de gauche, ont créé le parti de la Refondation communiste. Chez les Allemands, il existe une mouvance communiste à l’intérieur du parti de gauche, le Pds, qui a opté pour un système de fonctionnement souple, où, en plus des structures « verticales » existent des possibilités « horizontales » de cercles de réflexion ou autres, avec y compris leurs propres publications.
Cela pourrait-il être une alternative à la dissolution du Pags ?
Non. C’est à chaque pays de trouver sa voie. Pour le Pags, il faudrait à mon avis bloquer le processus de dissolution, prendre acte du fait que la mouvance socialiste, communiste s’est atomisée et appeler l’ensemble des noyaux, des individus, des cercles, y compris l’actuelle direction du Pags, à réfléchir autour d’une question simple : « Refonder l’identité communiste, est-ce possible ? » Une fois pris le temps qu’il faut, un an ou six mois, les gens décideront à l’amiable, d’un partage ou d’une union. Chacun campant entre temps sur ses positions organiques.
Il y a un chantage exercé contre les militants communistes. Il a été créé dans le Pags un climat général où, chaque fois que des camarades exprimaient des critiques, des objections, on leur répliquait : « Vous détournez le parti de la lutte essentielle contre l’intégrisme ». En quoi El Hachemi Chérif et les cinq dirigeants du Front de l’Algérie moderne (Fam) combattent-ils l’intégrisme ? L’armée mène la lutte contre le terrorisme. Mais eux ? Mis à part une succession de communiqués et ces thèses sur la partition de l’Algérie entre « modernes » et « archaïques » et la condamnation de trois millions d’électeurs du Fis? Si c’est vraiment ainsi qu’ils conçoivent cette lutte, à la limite, ils n’ont qu’à s’engager dans les corps spéciaux. Ils se comportent comme des supplétifs. Personne ne leur demande, nul n’en a besoin.
La lutte anti-intégriste, c’est aller au devant des gens. C’est discuter avec les ouvriers, les locataires, les parents d’élèves, les hommes de culture, à partir de leurs préoccupations et essayer de pousser les gens à réfléchir sur une autre manière de faire l’Algérie.
Je réagis par rapport aux « supplétifs » et à la stratégie de la tension, parce que dans la mentalité dominante des Algériens, le moment est à la recherche d’une autre manière de s’accepter et de vivre ensemble, y compris avec les « trois millions ». Les gens cherchent une synthèse pour recoller les morceaux cassés. Un réflexe d’esprit de conservation nationale est en train de s’opérer. On a l’habitude des modèles, mais peut-être que les Algériens vont inventer une nouvelle manière de vivre ensemble, par le bas. Je ne suis pas idéaliste, mais je crois que c’est comme cela que ça va se passer, par des consensus microsociaux. Ce renouveau ne répondra pas à des injonctions officielles, ce sont les gens du commun qui reconstitueront le tissu de l’identité algérienne.
Qu'est-ce pour toi que le Fam?
iC’est une construction d’en haut, une construction politico-policière. Je ne dis pas que ce sont tous des flics. Non, mais ce concept de « Front de l’Algérie moderne » est venu d’en haut, pas de la société réelle. Ce sont des personnages en quête d’auteurs, pas un phénomène de société. Ce que je sais des dirigeants du Fan, c’est que lorsque j’étais avec eux dans le travail clandestin, c’étaient les plus staliniens, les plus « bolchéviques », des types qui pinaillaient pour une virgule de Marx, d’Engels ou de Lénine. Et du point de vue des méthodes organiques, c’était les types les plus directifs, les plus anti-démocratiques que comptait l’appareil clandestin du Pags. Et on les retrouve maintenant artisans d’un parti quasiment néolibéral !
El Hachemi Chérif, c’est le Fam, il est dedans de bout en bout, c’est confirmé par les textes publiés dans la presse. Mais, c’est également l’Algérie, ses concepts de groupes, de daïra politiques et il n’est pas allé au Fam parce qu’il ne pouvait pas promouvoir tous les siens. Je le répète, l’Algérie a besoin de clarté, de partis où chacun se présente à visage découvert, droite, centre, gauche, communiste.
Texte intégral: Comment on a liquidé le Pags