David Graeber: "Le néolibéralisme crée toujours plus de régulations et de bureaucrates"
Quelques extraits sur d'une interview publié aujourd'hui 1er janvier dans Médiapart de l'anthropologue David Graeber autour de son nouveau livre intitulé Bureaucratie (Editions Liens qui libèrent).
Selon David Graeber , nous assistons « à la fusion progressive de la puissance publique et privée en une entité unique, saturée de règles et de règlements dont l’objectif ultime est d’extraire de la richesse sous forme de profits ». En effet, selon lui, « libre-échange et marché libre signifient en réalité création de structures administratives mondiales », tandis qu’une « partie des profits de l’extraction des rentes est recyclée vers des composantes privilégiées des professions spécialisées et libérales, ou sert à créer de nouveaux types de bureaucrates gratte-papier dans les entreprises », stimulant ce qu’il dénonçait dans un précédent article, à savoir l’essor des « métiers à la con », « artificiels et visiblement dénués de sens – coordinateur de vision stratégique, conseil en ressources humaines, analyste juridique, etc. –, bien qu’une fois sur deux, même les détenteurs de ces postes soient secrètement convaincus qu’ils n’apportent rien à l’entreprise ».
La dérégulation?
"Personne ne prétend vouloir faire de la régulation mais, en réalité, la seule chose qu’ils font c’est réguler davantage ! Cette idée de dérégulation, que signifie-t-elle au fond ? Non pas enlever de la régulation mais en créer d’autres formes. Aux États-Unis par exemple, ils ont « dérégulé » les compagnies aériennes. Concrètement, on est passé d’un système de gestion de la concurrence entre quelques petits oligopoles à la mise en concurrence de nombreuses entreprises. Ensuite ils ont dérégulé les technologies de la téléphonie et des communications, puis les banques. Dans ce domaine, on est passé d’un grand nombre de petites entreprises en compétition les unes avec les autres à un système de compétition entre un petit nombre d’oligopoles.
(...) Ce mot n’a pas de sens intrinsèque. Quand on parle de déréguler, en réalité, on parle de changer le système de régulations à sa propre convenance. C’est-à-dire le plus souvent pour que certains gagnent encore plus d’argent. C’est exactement la manière dont le capitalisme fonctionne aujourd’hui : changer les règles pour que cela profite à quelques-uns. La politique se résume de plus à plus à extraire le profit de la rente du capital et à l’utiliser pour influencer les structures politiques, afin qu’elles mettent en place de nouvelles règles qui garantissent encore plus de rente à ce même capital !
(...) Le capitalisme aujourd’hui fonctionne de moins en moins, selon l’explication marxiste classique, par l'extraction de la plus-value sur les salaires mais de plus en plus par l’extraction directe, par la dette et diverses formes de frais et de pénalités d’impayés. Tout cela est décidé par des règles gouvernementales. En résumé, les 1 % prennent votre argent et le donnent aux politiques pour qu’ils écrivent les lois qui leur rapportent encore plus en profit.
(...) Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne était une grande puissance capitaliste, à l’époque de l’Empire, et prenait au sérieux sa rhétorique du libre-échange. Les entreprises capitalistes étaient plutôt petites, souvent familiales. Au XXe siècle un autre système s’est mis en place aux États-Unis et en Allemagne : un capitalisme d’entreprises hautement bureaucratisées. Les États-Unis ont créé des institutions bureaucratiques : le FMI, la Banque mondiale, les Nations unies. Rien d’équivalent n’avait existé auparavant. C’est fascinant.
L’Amérique se voit comme le pays de l’individualisme dérégulé, alors que c’est une société incroyablement bureaucratisée. Et elle a imposé cette sorte de régime bureaucratique au reste du monde. Les mouvements altermondialistes ont mis cela en exergue sur l’OMC, le FMI et la Banque mondiale, et les gens ont été horrifiés de ce qu’ils ont découvert.
L'origine de la bureaucratie?
Cette bureaucratie est conçue de façon à servir les intérêts de ceux qui l’ont mise en place. Pendant la période florissante de l’État providence dans les années 1940, 1950 et 1960, il y a eu une tentative de faire passer la bureaucratie du côté du peuple. Mais ce ne fut qu’un faux espoir. La bureaucratie et l’État providence n’ont pas été créés par la gauche mais, à l’origine, par des gens comme Bismarck, comme une structure verticale pour empêcher l’exercice du pouvoir par le peuple. Il les a ouvertement décrits comme une manière de soudoyer la société : « Il faut leur donner quelque chose pour obtenir leur loyauté. »
Alors que la plupart des institutions de l’État providence – l’assurance santé ou les bibliothèques publiques par exemple – ont été créées par des mouvements populaires et des syndicats, les gouvernements n'ont pas autorisé ces organisations à les gouverner elles-mêmes. Ils les ont prises en charge à travers des systèmes bureaucratiques verticaux. Le problème, c’est qu’une fois que vous abandonnez ce pouvoir de gestion, vous ne pouvez plus le reprendre. Je pense qu’une fois que vous acceptez que les choses soient gérées selon un système vertical de décision, quasi militaire, vous avez déjà perdu la partie. C’est la loi d’airain du néolibéralisme : il crée toujours plus de régulations et de bureaucrates. Après l’effondrement de l’Union soviétique, dans les dix ans qui ont suivi, le nombre de fonctionnaires a augmenté de 20 %.
(...) Quand vous allez chez Apple pour faire réparer votre ordinateur et que vous tombez dans l’enfer des formulaires administratifs, des queues interminables et des attentes au téléphone, personne ne se rend compte que c’est de la bureaucratie. Toute cette folie administrative décrite par Kafka au début du XXe siècle, c’est notre vie quotidienne aujourd’hui. Or personne ne pense que c’est de la bureaucratie, car on associe encore cette idée à celle de gouvernement.
La diplômania?
C’est un exemple de création de valeur à partir de documents et non de pratiques. Les connaissances que vous appreniez en les pratiquant nécessitent aujourd’hui d’être validées par des papiers. Les bibliothécaires ont dû réapprendre leur métier à cause de la mise en place de procédures impersonnelles, ce qui les a obligés à retourner à l’école, contracter des emprunts… Pour être thérapeute par l’art ou journaliste, tout d’un coup, il vous faut un diplôme.
Cela correspond à un état d’esprit en lien avec le capitalisme financier et bureaucratique. C’est l’idée que la valeur provient des papiers, des documents administratifs. C’est une forme de fétichisation. Si vous êtes pauvre, il faut remplir certaines conditions et beaucoup de papiers pour obtenir des aides sociales, et des gens gèrent les informations que vous communiquez. Si vous êtes dans la classe moyenne, vous passez votre temps à vous évaluer et à évaluer les autres, vos collègues… Il y a donc cette idée que notre classement est ce qui fait notre valeur, avec une chaîne géante de documentation et de formulaires à remplir dont nous pensons qu’elle crée notre valeur, alors qu’elle crée de la contrainte.
Texte intégral : Mediapart.fr