Au Maghreb, la darja sort du ghetto
En Algérie, sur le statut de la darja, la tendance serait-elle au "tout ou rien". Après la levée de bouclier provoquée par le quotidien El Khabar annonçant l'introduction de la darja dans l'enseignement et le démenti catégorique de la ministre concernée, la pauvre darja subira-t-elle le contrecoup d'un débat avorté? Jusqu'ici contrainte dans l'espace de la communication personnelle, dans les foyers, dans les rues et leurs musiques, la vitalité grandissante de la darja est privée de nouveaux espaces. Au Maroc, la "darija fille de la rue" est déjà sortie du ghetto, explique la marocaine Nadia Lamlili (lire son article ci-joint paru dans Tel Quel). Interdite d'accès dans l'enseignement, "maintenant elle s'impose dans le domaine de l'écrit, presse, culture, publicité".
La polémique a été (délibéremment?) très mal engagée sur la pente de l'idéologie. Selon une "doctorante en sociolinguistique" anonyme, citée dans un article du journaliste francophone Mohamed Mehdi, paru hier sur le francophone HuffPost-Algérie, cette langue parlée « est dépourvu d'écriture », ne dispose pas de « précis grammatical », « pas de description linguistique (syntaxique, phonétique) », et « pas de répertoire lexical établi ». Ce qui fait que la darja « est ouverte à toutes les formes d'hybridation possibles et imaginables ». Fort de ce diagnositic, le journaliste refute la comparaison avec d'autres expériences linguistiques : "Si toutes les langues établies ont commencé par être des dialectes, la darja algérienne, n'a pas encore quitté ce statut, et le restera encore très longtemps. Et ce ne sont pas les manifestations médiatiques en sa faveur, menées principalement par des francophones, unilingues le plus souvent qui n'oseraient jamais se mêler des « parlers » du français) qui y changeront quelque chose.".
Chez nos voisins marocains en février dernier, un communiqué du PJD, parti du Premier ministre n'est pas allé de main morte, affirmant que «La darija est une atteinte à la souveraineté linguistique du Maroc». Il explique que "les différentes campagnes qui s'orientent vers l'enseignement de la darija visent à limiter les deux langues nationales [amazigh et arabe] pour ouvrir le champ à l’hégémonie des langues étrangères ». Rien que ça!
Do you speak darija ?
Par Nadia Lamlili, Tel Quel magazine
Elle est bien sympathique, notre darija, dans sa formule écrite. Accessible à tout le monde, elle investit petit à petit le champ des médias, de la culture et de la publicité. La “langue du peuple” se libère. Non sans difficultés…
Elle peut être perçue comme vulgaire, rebelle, infidèle. En tout cas, elle ne laisse pas insensible. La darija (arabe marocain) cristallise les passions du fait de sa relation intime, voire fusionnelle, avec le peuple. Ouverte aussi bien aux termes crus de la rue qu'aux plus raffinées des courtoisies, la langue maternelle des Marocains a été longtemps confinée dans les traditions orales. Maintenant, elle s'impose dans le domaine de l'écrit. Presse, culture, publicité…la darija se réapproprie les voies qui lui ont été interdites dans le passé au nom de l'identité arabe.
Partout où elle est écrite, la darija suscite l'attention, la curiosité, voire même l'étonnement. “Au souk Lakhmiss à Salé, j'ai été ravi d'apercevoir des marchands qui ne se sont jamais intéressés à la presse, oublier momentanément leurs commerces pour lire mon journal”, témoigne fièrement Mohamed Zainabi, directeur de publication du magazine Al Amal, entièrement écrit en darija. Les gens sont fascinés autant par la facilité de compréhension que par la forme de l'écriture, calquée sur l'arabe classique. Alors, ils prennent le temps de lire ou d'écouter celui qui lit. Un nouveau lectorat est en train de se constituer. Il est constitué d'analphabètes ou de gens ayant quitté l'école très tôt. En gros, cette catégorie de personnes représente plus de la moitié des 30 millions de Marocains. Avec ses pauvres 300 000 lecteurs, la presse marocaine a de quoi se poser des questions.
Khbar Bladna, un hebdomadaire édité à Tanger par la dynamique Elena Prentice, est passé de 3000 à 6000 exemplaires, distribués un peu partout au Maroc. La presse en darija a de beaux jours devant elle. En témoigne, l'expérience de l'ancien magazine satirique Khbar Souk qui réalisait des ventes impressionnantes. D'ailleurs, depuis trois semaines, l'équipe de Khbar Bladna a dû rajouter des articles en tachelhit, tamazight et tarifit pour répondre à la forte demande de la population. Elle assure aussi avoir reçu deux candidatures juste après l'annonce du Prix de la création littéraire en darija qu'elle a lancé, il y a deux semaines.
La darija, fille de la rue
Un tel succès n'a pas manqué de heurter certaines sensibilités. “Une fois, dans une conférence de presse, nous avons été violemment critiqués par un journaliste arabophone qui n'admettait pas qu'on puisse écrire avec une langue autre que l'arabe”, raconte une membre de l'équipe de Khbar Bladna. Très tôt à l'école, on apprend que l'arabe est la langue du Coran, de la littérature, de la politique… Bref, la langue de toutes les belles choses. La darija, comme un vulgaire patois, est confinée à l'intimité, à la rue et aux transactions commerciales. Pas étonnant qu'une renaissance par l'écrit puisse choquer certains puristes. “Le grand problème des pays arabes, c'est qu'ils ont établi des critères nationaux pour la langue et les ont rattachés au mythe de l'unité arabe”, explique le socio-linguiste Mohamed Dahbi. Il a bien raison. L'unité arabe, c'est un mythe. Donc, personne n'y croit. Alors autant parler et écrire le langage que tout le monde comprend. Mais quelle darija au juste ? Celle des rappeurs, crue et métissée, celle des publicitaires, aseptisée et concise, celle des journaux, informative et directe ? C'est un véritable casse-tête que de vouloir uniformiser tout cela.
“Va expliquer à un vieux ce que veut dire le terme mouvi aliya (de l'anglais moove for me, qui veut dire littéralement, soutiens-moi)”, s'esclaffe de rire Hicham Abkari, responsable culturel à la Wilaya de Casablanca. Ces termes nouveaux, on les entend presque tous les jours. Ils ont acquis une notoriété musicale grâce au rap. Depuis la sortie du titre Raw daw, le parler-vrai des jeunes musiciens a instauré une coupure par rapport à la “pseudo darija”, utilisée dans les séries télévisées et les chansons. “On nous a formatés à une darija standardisée que nous ne parlions même pas”, fait remarquer Mohamed Merhari, alias Momo du Boulevard des jeunes musiciens. La fracture linguistique a été beaucoup plus prononcée dans le rap puisque ce genre musical est, à la base, une musique de rue, de rébellion, de transgression des tabous. Dans le rap, la langue s'est déchaînée. Et le discours, s'est-il libéré pour autant ? Ce n'est pas évident. En chantant en darija, les jeunes reprennent quelques stéréotypes de l'unité arabe, genre “Ana ârabi” ou évoquent la lutte de la Palestine. Pourquoi ? “Les rappeurs ont encore un problème de légitimité et d'affirmation de soi”, explique Abkari. Depuis le procès des satanistes, la création artistique des jeunes baigne dans un flou législatif très dangereux. Du coup, “ils ne savent pas sur quoi écrire”, soutient notre source. Naturellement, la darija n'était pas concernée dans cette affaire. Mais une idée pernicieuse est restée dans les esprits: c'est que l'Etat peut toujours sévir.
Cacophonie ambiante !
Mais sévir contre quoi ? Du fait de la ghettoïsation dont elle a souffert, la darija est devenue insaisissable, réfractaire aux académismes, rebelle. Parfois, nous avons du mal à comprendre certaines expressions importées qui s'intègrent presque à notre insu dans le parler et l'écrit. A se demander comment les Marocains arrivent à communiquer dans cette cacophonie ambiante! Bipini (bipe moi), mchargi (recharger la carte), sms-moi… les communications téléphoniques ont introduit un nouvelle écriture qui a ouvert les yeux des publicitaires sur l'énorme potentiel commercial que recèle l'utilisation de la darija. Du coup, ils multiplient les simulations, réfléchissent longuement avant d'écrire quoique ce soit en darija. Ils tiennent quand même à faire du tri pour ne pas se perdre dans cette langue en constante évolution. La publicité utilise, ce que Hamid Faridi, directeur associé de l'agence Diapason, appelle la darija “aspirationnelle”. C'est “le dialecte de la ville” soft, concis que tout le monde peut comprendre. Le terme “toumoubil” (voiture) sera privilégié à “hdida” par exemple.
“On peut s'attendre au pire avec cette bent zanqa (fille de la rue) qui ne demande qu'un peu d'attention pour révéler son côté gracieux”, soupire allégrement Fadili. C'est impressionnant ce que notre chère darija peut catalyser comme fantasmes… Arrivera-t-on à la dompter ? Non, visiblement. En revanche, il arrivera un jour où des ponts seront jetés entre elle et l'arabe classique. Des linguistes comme Mohamed Dahbi y croient parce que cela a marché de cette façon dans d'autres pays. “Nous arriverons à établir une langue standard qui sera à moitié arabe, à moitié darija”, explique-t-il. D'ailleurs, l'amazigh tend aussi vers cette solution médiane pour régler les différences linguistiques entre ses trois dialectes. Mais alors, si cette langue médiane est incontournable, à quoi sert de développer la vocalisation de la darija ou de soigner le langage écrit ? Ceux qui s'engagent dans cette voie ne se posent pas de telles questions. Ils n'attendent pas que la darija ait droit de cité. Ils le lui donnent.
Vrai-faux. À l'école du charabia
Une maîtresse d'arabe s'adresse à une élève de la première année du cycle fondamental en lui montrant un lit dessiné. “Allez, Maroua, qu'est ce que c'est ?”. L'élève répond spontanément en dialecte marocain: “namoussiatoun”. La classe éclate de rire. Maroua s'est trompée. Le mot exact en arabe est “sariroun”. La petite rougit devant ses collègues. Elle a honte. Elle décide donc de ne plus prendre la parole en classe. L'enseignement a failli. Quand nos responsables réaliseront-ils que l'arabe classique est une langue étrangère ? La pauvre Maroua n'est pas une exception. A cet âge-là, les confusions entre la darija et l'arabe classique sont récurrentes. Au baccalauréat, Maroua aura 12 ans d'apprentissage derrière elle. Mais elle n'arrivera pas à aligner deux phrases en français, ni à parler correctement en arabe classique. Son parler sera un charabia de marocain, arabe, français et anglais. Faites aussi un tour dans les centres d'alphabétisation. Il y a vraiment de quoi rigoler… sur la bêtise de l'enseignement marocain