"Si Daech n’existait pas, il aurait fallu l’inventer"
C'est ce qu'affirme au journal libanais l'Orient le jour, Richard Labévière, journaliste francais, ex-rédacteur en chef de RFI, spécialiste du Moyen-Orient.
Propos recueillis par Lina Kennouche, 23 juin 2015.
EXTRAITS
Vous considérez que le « terrorisme » est devenu le stade suprême de la mondialisation, cette évolution dans le traitement du phénomène serait selon vous liée à la transformation du système capitaliste ?
Richard Labévière. Oui, le terrorisme rapporte et s'inscrit dans la logique de la mondialisation économique parce que la lutte contre le terrorisme génère des millions d'emplois dans les industries d'armement, de communication, etc. Le terrorisme est nécessaire à l'évolution du système capitaliste lui-même en crise, mais qui se reconfigure en permanence en gérant la crise. Cette idée de gestion sans résolution est consubstantielle au redéploiement du capital.
Dans un brillant essai, La part maudite, Georges Bataille avait expliqué à l'époque en 1949 que toute reconfiguration du capital nécessite une part de gaspillage qu'il appelle la consumation et aujourd'hui on peut dire que le terrorisme est cette part de « consumation » organiquement liée à l'évolution du capitalisme mondialisé. Si Daech n'existait pas, il faudrait l'inventer. Ça permet de maintenir une croissance du budget militaire, des millions d'emplois de sous-traitance dans le complexe militaro-industriel américain, dans la communication, dans l'évolution des contractors, etc.
La sécurité et son maintien est devenue un secteur économique à part entière. C'est la gestion du chaos constructif. Aujourd'hui des grandes boîtes, comme Google par exemple, supplantent l'État et les grandes entreprises en termes de moyens financiers pour l'investissement et la recherche dans le secteur militaire américain en finançant des projets de robots et de drones maritimes et aériens. Tout cela transforme le complexe militaro-industriel classique et rapporte beaucoup d'argent. Pour cette transformation le terrorisme est une absolue nécessité, Daech n'est donc pas éradiqué mais entretenu parce que cela sert l'ensemble de ces intérêts. Et là nous ne tombons pas dans la théorie du complot, c'est une réalité quand on examine l'évolution de l'économie.
Quelles sont les conséquences de cette logique ?
C'est surtout qu'on encourage les causes et les raisons sociales de l'émergence du terrorisme. On ne dit pas suffisamment que ceux qui aujourd'hui s'engagent dans les rangs de Daech et reçoivent un salaire proviennent des lumpen prolétariat de Tripoli ou autres zones où les gens vivent dans une extrême pauvreté parce que l'évolution du capitalisme affaiblit les États, les politiques sociales, et les classes les plus défavorisées sont dans une situation de survie de plus en plus complexe. Sans réduire le phénomène à une seule cause, le mauvais développement et la déglingue économique constituent tout de même une raison importante de l'expansion de Daech. Face à cela, les États-Unis ont entretenu la situation de faillite des États de la région sahelo-saharienne et favorisé la création de micro-États mafieux. Cette logique de traitement sécuritaire montre que l'argent est devenu le facteur principal des relations internationales aujourd'hui. La raison pour laquelle l'Arabie saoudite, le Qatar sont devenus des partenaires tellement importants pour les pays occidentaux c'est parce qu'ils ont de l'argent et dans leur logique de Bédouins, les Saoudiens pensent que l'on peut tout acheter. L'argent a supplanté l'approche politique des relations internationales, c'est la donnée principale et la direction de la gestion des crises. D'où ce poids totalement démesuré de l'Arabie saoudite, du Qatar, des Émirats, du Koweït, dans la gestion des crises du Proche et Moyen-Orient. Quand on voit que les Saoudiens arrosent d'argent le Sénégal, et que ce dernier envoie 200 soldats au Yémen on sent le poids de l'argent. On voit aussi comment cette course à l'argent explique la nouvelle diplomatie française.
C'est à dire
Du temps du général de Gaulle et de François Mitterrand, on parlait d'une politique arabe de la France, aujourd'hui on parle d'une politique sunnite de la France. La diplomatie française colle aujourd'hui aux intérêts saoudiens, parce que la France vend de l'armement, des Airbus à Riyad, aux Émirats, au Koweït... Ça représente 35 milliards de dollars lourds pour le Cac 40. C'est une diplomatie de boutiquier où la vision stratégique de l'intérêt national et de la sécurité nationale est supplantée par la course à l'argent. Les élites administratives et politiques ne parlent plus de la défense de l'intérêt national mais de la défense de leurs intérêts personnels. L'argent explique leur démission et leur trahison des élites. Dans ce contexte-là, la liberté d'expression s'est réduite à une simple alternative être ou ne pas être Charlie. S'exerce aujourd'hui une « soft » censure qui fait que dans les médias mainstream on peut difficilement faire des enquêtes ou critiquer l'Arabie saoudite ou le Qatar. La diplomatie est gérée par une école néoconservatrice française qui a substitué à la politique et l'approche internationale, une morale des droits de l'homme qui est un habillage à la course à leurs intérêts financiers.
Source: L'Orient le Jour