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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

Le testament de M'Hamed Boukhobza le sociologue assassiné, relu par Smaïl Goumeziane

M'hamed Boukhobza assassiné le 22 juin 1993. Photo DR

M'hamed Boukhobza assassiné le 22 juin 1993. Photo DR

Extrait de "La sociologie dans tous ses états" de Smaïl Goumeziane dont la première partie a paru le 27 août 2017 dans Libre-Algérie.

 

(...)

Dès 1967, l’AARDES, rattachée au nouveau Secrétariat d’Etat à la Planification, s’engagea, sous la direction de M’Hamed Boukhobza, un jeune ingénieur statisticien et sociologue, dans plusieurs études pour alimenter les travaux de planification. A cette occasion, nombreux furent les jeunes statisticiens, sociologues, philosophes et autres économistes qui participèrent à diverses études et enquêtes de terrain, dans le domaine agraire comme dans celui de l’industrialisation. Ce fut l’époque du « brassage » d’expériences et d’idées de toutes tendances : nationalistes, marxistes (Althussériens ou Balibariens), structuralistes, durkheimiens et autres disciples de Bourdieu contribuaient avec enthousiasme, de façon empirique et en marge de l’université, à l’éclosion d’une sociologie « nationale » adaptée aux réalités algériennes, à son « Etat développementiste », à sa désormais « bataille du développement », à sa « révolution agraire » et à son « industrialisation publique ».

Pendant près de quinze ans, les études et les enquêtes se multiplièrent afin d’éclairer les décideurs de l’Etat sur la réalité de la société algérienne prise entre l’étau de la tradition et sa déstructuration par le système colonial, et dont il fallait désormais assurer la modernisation. Et Boukhobza imprima sa rigueur à l’ensemble des intervenants sans jamais céder à la censure ou, pis, au sectarisme. Autant dire que les débats internes furent légion, parfois houleux, toujours « scientifiques » et sans implication directe de « la tutelle ». Cela durera jusqu’à 1981.

A cet instant, Boukhobza quitte l’Aardes pour le nouveau Ministère de la planification, où il est chargé de créer l’Office national pour le suivi et la coordination de l’investissement du secteur privé qu’il dirigera. De là, il rejoint la Présidence de la République en 1984, puis l’INESG (Institut national des études stratégiques et globales) en 1990. Autant dire qu’il s’éloignait ainsi de ses activités de sociologue de terrain pour rejoindre les bureaux plus feutrés des ministères et de l’administration centrale, où les conflits d’analyse se réglaient sans véritable débat et hors de portée de toute logique scientifique. C’est de là qu’il participera aux travaux relatifs aux réformes et qu’il sera surpris, comme beaucoup, par les tragiques évènements d’octobre 1988. Il tirera d’ailleurs une grande réflexion sur ces évènements qu’il publiera, en 1991 aux éditions Bouchène, sous le titre de « Octobre 1988 : Evolution ou rupture ? ».

Pour Boukhobza, et au-delà pour la sociologie algérienne, c’est l’occasion de recentrer l’analyse sur la société algérienne d’avant et d’après l’indépendance dans son rapport à l’Etat pour comprendre ce qui, dans le passage de l’Etat colonial à l’Etat national développementiste, n’a pas fonctionné.

Cette prise de distance par rapport à la période coloniale et aux premières décennies de l’indépendance, celles de la « bataille du développement », le conduisent au constat amer que « l’Etat développementiste a failli »[11]. Pour lui, l’Algérie souffre d’une « crise latente, crise en quelque sorte prédéterminée par l’histoire spécifique de l’Algérie, assoupie durant les années 60 et 70, mais qui s’est exacerbée au cours des dernières années sous l’effet conjugué des déséquilibres financiers externes de notre économie et de l’envolée des aspirations sociales »[12].

Dès lors, Boukhobza présente un diagnostic sans complaisance des pratiques de l’Etat indépendant, qui ont conduit à « l’accumulation des rancœurs jusqu’à la rupture ». Selon lui, l’Etat s’est coupé aussi bien des couches populaires que des élites. Pour les premières, « cet Etat-là n’est pas vécu comme le leur, parce qu’il n’arrive pas à les protéger et à leur assurer les conditions nécessaires à leur réalisation en tant que citoyens »[13]. Les secondes se sentent négligées, voire ignorées, alors que celles-ci  » sont nécessaires à toute émancipation et intégration socioculturelle de la société »… (Aussi) « les occulter, les négliger revient à vider la société de sa substance culturelle pour ne lui laisser que ses ressorts matériels de reproduction biologique, c’est la déconnecter de son ancrage et de ses perspectives historiques et créer les conditions pour une dérive sociale généralisée. »[14] Dans de telles conditions, l’espace économique et social est occupé par les spéculateurs, conglomérat de « nouveaux riches et de nouveaux promus » … « voulant s’imposer comme l’élite de l’Algérie nouvelle. »[15].

Au bout du compte, ajoute Boukhobza, le dérèglement de toute la société s’affirme à travers la « ruralisation anarchique des villes, la frustration de la jeunesse et la marginalisation de la fonction régulatrice de la famille. » La rupture qui s’est opérée entre l’Etat et la Société en octobre 1988 n’a donc rien d’étonnant. A ce titre, « Octobre a été un moment d’extériorisation ou plus exactement un moment de contestation sociale d’une crise générale latente, frappant simultanément l’ensemble des couches sociales. » (p.66).

Et Boukhobza de conclure : « trois décennies après l’indépendance, l’objectif de libérer le citoyen au double plan économique et culturel n’a pas été atteint… Pis, le sociologue n’hésite pas à comparer cette situation avec celle des années 1950. « Une large fraction de l’Algérie se trouve à l’égard du système en place dans une situation presque similaire ou plus exactement homothétique, à celle des débuts des années 1950 : identité menacée, aspirations contrariées, chômage chronique, horizons bouchés, possibilités de promotion hypothéquées ou aléatoires. D’où la quête d’une issue pour s’en sortir et d’où une nouvelle fois les prédispositions à la mobilisation et à la contestation autour des idéologies populistes de substitution. »[16] 

 A suivre

 

[11] Ce paragraphe et les suivants doivent beaucoup à l’article d’Omar Lardjane, « Retour sur un livre et son contexte », paru dans : « M’hammed Boukhobza- Connaître et comprendre sa société« , Actes du Colloque organisé en avril 2008, à Alger, en hommage à M’hammed Boukhobza, Casbah Editions 2009

[12] M. Boukhobza, Octobre 1988 : évolution ou rupture ? éd. Bouchène, p.15

[13] Ouvrage cité, p.37

[14] Ouvrage cité, p.40

[15] Ouvrage cité, p.49

[16] Ouvrage cité, p.136

 

Source : Libre-Algérie

 

 

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